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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/464

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tégée contre les regards par un massif assez épais : le colonel proposa à Albert de s’arrêter là.

C’était évidemment un duel étrange ; les témoins l’avaient si bien compris, qu’ils ne disaient rien pour l’empêcher, et qu’ils laissaient M. de Charvey maître de tout diriger à son gré. Si les fleurets n’avaient pas été démouchetés, on eût dit un maître d’armes s’apprêtant à donner une leçon à son élève favori. Albert était si calme, un courage si déterminé brillait dans ses yeux, que le colonel se tenait à quatre pour ne pas l’embrasser. Il ôta son habit, Albert en fit autant ; il imitait tous ses mouvemens, tous ses gestes. M. de Charvey prit les fleurets des mains du témoin et en offrit un à son adversaire. Celui-ci se mit en garde, et le duel commença.

À peine eurent-ils échangé deux ou trois passes, que le colonel frémit d’épouvante. Il venait de reconnaître que le jeune homme était de sa force. En effet, pendant ses longues années de solitude, Albert avait acquis dans cet exercice une habileté assez grande pour lutter même avec les maîtres. Lui aussi s’était fié à son adresse pour épargner M. de Charvey, le forcer de s’avouer vaincu, et apprendre, au sujet de M. d’Esparon, quelque chose de précis. Ce fut donc avec une angoisse terrible que chacun d’eux reconnut qu’il n’était pas assez supérieur à son adversaire pour éviter de le blesser ; ils se battirent en silence pendant quelques minutes. Au bout de ce temps, le colonel poussa un cri d effroi, parce qu’il vit quelques gouttes de sang sur le bras blanc et nerveux d Albert. Celui-ci, trop échauffé par le combat pour sentir cette égratignure, arrivé d’ailleurs a ce moment où les jeunes têtes perdent toute prudence, se fendit avec un élan irrésistible. Il s’enferrait si M de Charvey eût tenu la pointe au corps ; mais le colonel avait prévu la botte. Il leva le bras, et, pendant que sa lame effleurait l’épaule d’Albert, il reçut le coup dans le côté. — Bien touché, dit-il en souriant. Le sang jaillit en abondance. Albert, qui n’avait pas sourcillé, pâlit tout à coup, 11 lança le fleuret loin de lui et se précipita vers M. de Charvey, que le chirurgien avait a l’instant soutenu dans ses bras. La blessure n’était pas grave, l’abondance même du sang rassura l’homme de l’art ; mais Albert était incapable de l’entendre : il prenait la main du colonel, il lui demandait pardon, il s’accusait de violence et d’injustice, il se traitait de meurtrière

— Calmez-vous, Albert, lui dit M. de Charvey ; ma blessure n’est rien, et vous, vous êtes un brave garçon !

Le regard languissant du colonel exprimait une affection si vraie, il venait de montrer tant de généreux courage, que pour Albert chacune de ses paroles devait avoir la solennité d’un oracle. Aussi le jeune homme lui prit de nouveau la main, et lui dit d’une voix à demi étouffée par les sanglots :