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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/471

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de sonnette qui annonçait le second acte n’eut pas même le pouvoir de rappeler M. d’Esparon. Depuis son entrée, une révolution évidente s’était accomplie dans cette loge ; le bel élégant qui avait d’abord figuré en première ligne, passant tout à coup à l’état de comparse, cachait son désappointement à l’ombre de son large binocle. Albert, incapable d’apprécier ce symptôme, commençait cependant à se préoccuper de cette longue absence de son père. Ce ne fut au premier moment qu’un malaise vague, indéfini, une curiosité impatiente. Bientôt cette curiosité s’accrut, cette impatience devint plus vive. Le rideau s’était levé pour le second acte, et Octave ne revenait pas. Peu à peu Albert sentit naître au fond de son cœur quelque chose de pareil à ces pressentimens dont on a peur, à ces pensées dont on a honte. À mesure que le temps s’écoulait, il lui semblait que ce pressentiment absurde, cette pensée impossible, prenait une forme, un corps, un nom : le nom qu’il repoussait encore revenait sans cesse et entrait plus avant dans son âme. En épelant malgré lui, de ses lèvres frémissantes, ce nom prononcé une seule fois devant lui par le colonel Charvey, il avait la fièvre, il devenait fou, il eût voulu l’être. À la fin, il n’y put tenir. Se tournant vers un de ses voisins avec qui il avait échangé quelques remarques sur la musique et les acteurs, il lui dit en tremblant déjà :

— Monsieur, pourriez-vous me dire quelle est cette femme en robe de velours noir avec un camélia dans les cheveux ?

— Dans quelle loge ?

— Dans cette avant-scène de droite, balbutia Albert.

— Où nous voyons M. d’Esparon ? fit le voisin avec un sourire qu’il voulait rendre spirituel.

— Justement.

— Eh ! c’est la belle duchesse de Dienne, dit l’officieux d’un air qui signifiait : D’où sortez-vous ?

Ce nom suffisait. Albert sentit qu’il y avait là la ruine de ses dernières espérances. Jetant un regard désolé sur la duchesse de Dienne et sur M. d’Esparon, il rentra courageusement en lui-même, et comprit que l’arrêt qui condamnait Octave était cette fois irrévocable. Par une triste coïncidence, au moment où il cherchait à se familiariser avec sa douleur, semblable à ces blessés qui ont le courage de sonder eux-mêmes leur plaie, Desdemona, pâle, brisée, tout en pleurs, murmurait aux pieds de Brabantio : S’il padre m’ahbandona ! la salle entière applaudissait. Malgré lui, Albert s’appliqua ces paroles désespérées. Alors il sentit que les larmes montaient aux bords de ses paupières, et, s’accoudant sur sa stalle, il cacha son visage dans ses mains. Pendant ce temps, un drame plus vulgaire se passait dans la loge fatale. M. d’Esparon, en y montant, n’avait pas de but déterminé. Peut--