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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/548

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rai gaiement, et j’oublierai les marques brûlantes de la servitude. Jusque-là, « je reste muet auprès de mon verre. »

« Le troisième, prêt à boire, sent sa lèvre se glacer. Il se demande tout bas Puis je boire à ma patrie ? la Pologne vit-elle encore ? est-elle morte ? suis-je comme eux un fils sans mère ?

« Et de nouveau les voilà silencieusement assis, les buveurs au front morne. Devant eux sont les verres qu’ils n’ont pas touchés. Tous trois, sans dire une parole, ils forment un même accord lugubre. »

M. Maurice Hartmann réussit très bien dans ces vifs tableaux. Son livre contient toute une série de petits poèmes nettement composés, sobrement écrits, et éclairés d’une riche lumière. Cette sobriété si rare, qui était déjà un trait distinctif de Louis Uhland et d’Henri Heine, il la possède à un degré assez remarquable. Parfois ce sont de rapides croquis d’une invention fantastique, mais dont les lignes sont bien arrêtées, les contours nets et saillans ; on dirait une vive ébauche de Delacroix gravée vigoureusement à l’eau-forte, quelque chose de noir et de mordant. Voyez cette poétique vignette :


LE VOYAGE DU FIANCÉ.

« Deux chevaliers étrangers sont assis dans la barque ; ils descendent le courant du fleuve rapide.

« Le Rhin est muet, le Rhin est profond ; mainte fée ensorcelée dort au fond des grottes.

« L’un des chevaliers, à la barbe blonde comme l’or : « Par le ciel ! dit-il, ce voyage est doux.

« Je vais à Cologne, aux bords du Rhin ; je vais épouser la nièce de l’évêque, sa nièce aux yeux bleus. »

« Mais l’autre, à la barbe noire, s’écrie : « C’est ton dernier voyage, je le jure ! »

« Ils tirent leurs épées, le fer brille ; le chevalier blond tombe dans les flots.

« Le chevalier noir est assis, seul, appuyé sur son épée ; son œil morne jette des éclairs lugubres.

« Et tandis qu’il descend vers Cologne aux bords du Rhin, le cadavre lentement nage derrière lui. »


Je recommande encore les Deux Vaisseaux, la Rose du Rutli, les Élégies bohémiennes. Qu’on lise aussi la terrible histoire du Voile blanc, elle révèle bien l’enthousiasme stoïque de l’auteur. Un jeune Hongrois, un jeune comte, est condamné à mort ; il a armé la révolte au nom des idées libérales, il a été vaincu, sa tête va tomber sur l’échafaud. Hier, hélas ! il était prêt à tout, il affrontait volontiers le trépas pour une cause sacrée ; mais mourir ainsi ! Ah ! Comme son jeune cour se brise ! comme la vie lui semble belle ! L’enfant s’était cru plus fort, et voilà qu’il a peur du bourreau. « Ne tremble pas, lui dit sa mère ; je vais supplier l’empereur ; s’il m’accorde ta grace, demain, quand l’heure du supplice sonnera, tu me verras à mon balcon, couverte d’un voile blanc. Si mon voile est noir, fais ta prière. » Le jour est venu, l’heure a sonné ; le condamné s’avance à travers la foule, il marche souriant et joyeux, car il a vu le voile blanc de sa