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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/610

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religieuse ne pouvait manquer, avec le caractère qu’on lui connaît, de perdre bientôt en pareille compagnie toute pensée morale, si toutefois il lui était resté, de son séjour au couvent, quelque pensée de ce genre. Le goût du jeu surtout s’empara bientôt avec violence de cette nature sauvage qui ne connaissait que des passions sans frein. Il n’y eut pas dans le pays un tripot dont Pietro Diaz ne fût l’hôte obligé et le héros redoutable. Enivré de ses premiers succès, jaloux de toute prééminence, il voulait, autour d’une table de jeu, se distinguer autant par son sang-froid ou par ses enjeux extravagans que par sa bravoure les jours de bataille. Ce genre de vie est fécond en catastrophes, et l’alferez l’apprit bientôt. Un soir que Pietro venait, comme de coutume, risquer sur un coup de dé tout ce qu’il avait, et plus qu’il n’avait, il vit établi au bout de la table un étranger qui pariait follement, jouait avec impudence et gagnait toujours. C’était un homme de haute taille, à la mine insolente, à la moustache retroussée, un fier-à-bras qui faisait sonner sans cesse son épée et ses éperons. Ce personnage qui arrivait de Lima, lui dit-on, où il était surnommé le nouveau Cid, déplut à Diaz au premier coup d’œil. Aucun des assistans ne voulant lutter davantage contre une veine inépuisable, le matamore se levait lorsque l’alferez entra. Il se rassit sur un signe de celui-ci, la partie recommença, et la fortune changea de côté tout à coup. Le monceau de quadruples qu’avait complaisamment érigé devant lui le joueur jusqu’alors invincible se fondit peu à peu et disparut enfin pour se réédifier devant Pietro Diaz. Pâle de colère, le nouveau Cid jeta un regard terrible sur l’alferez, qui se mit à rire et lui dit : — Qu’a donc perdu votre grace pour me regarder ainsi ? — L’étranger, sans répondre, jeta sur la table un diamant de grand prix ; il le perdit encore. — Me protège l’incarnation du diable ! s’écria-t-il en frappant du poing sur la table. — Qu’a donc perdu votre grace, répéta l’alferez, pour blasphémer ainsi ? — L’étranger se leva, et regardant fixement son adversaire : — J’ai perdu, répliqua-t-il avec fureur, j’ai perdu les cornes de mon père, et je parie !… — Que pariez-vous ? — Je parie ! — Quoi donc, encore une fois ? — Je parie un coup de dague ! — Je le tiens ! s’écria impétueusement Pietro Diaz, et les deux joueurs se rassirent. Les assistans se pressèrent autour de la table et attendirent avec intérêt la fin de cette partie bizarre. — Huit ! cria le nouveau Cid en jetant les dés. — Onze ! fit Catalina. — Sept ! — Douze ! reprit l’alferez. Señor, j’ai gagné, et, vive Dieu ! vous allez me payer ! En même temps elle dégaina sa dague et son épée. Le Cid l’avait prévenue, déjà il s’était élancé sur son adversaire le poignard à la main. Son pied heureusement heurta une chaise, le coup mal assuré glissa sur le pourpoint, et, entraîné par son élan, il tomba désarmé aux pieds de l’alferez. Loin de profiter de son avantage, Catalina recula d’un pas, et souffletant son adversaire du plat de son épée : — Arrière !