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GIORDANO BRUNO

créer, au XVIe siècle, un foyer actif d’opposition contre cette religion chrétienne dont il protégea le berceau ? Était-ce à Giordano Bruno d’invoquer le nom du religieux génie qui inspirait à saint Jean le début sublime de son Évangile, de ce sage vénéré que saint Augustin comptait au nombre de ses deux maîtres, à côté ou bien près de Jésus-Christ, et dont les divins dialogues arrachaient à l’enthousiasme de saint Justin cette mémorable parole : que le Verbe de Dieu, avant de paraître sur terre, semblait s’être révélé aux philosophes ?

L’explication de cette anomalie apparente serait très simple, si l’on n’avait pas aujourd’hui obscurci et altéré comme à plaisir le vrai caractère de la philosophie d’Aristote et de celle de Platon. Il suffirait de dire en deux mots que l’Aristote spiritualiste et orthodoxe de la scholastique était un faux Aristote, auquel la renaissance vint substituer l’Aristote véritable, et que le Platon de Marsile Ficin et de Bruno était aussi un Platon corrompu, le Platon d’Alexandrie, et non le vrai, le sage, le divin Platon. Cette simple remarque expliquerait tout ; mais il semble, en vérité, à entendre quelques-uns des plus récens interprètes de la philosophie ancienne, que ces études si patientes, si vastes, si profondes, qu’ils ont consacrées à l’histoire de la pensée humaine, et où, du reste, ils font briller tant de science et de subtilité, surtout tant d’imagination, n’aient abouti trop souvent qu’à dénaturer les systèmes les plus originaux de l’antiquité et à en altérer les véritables rapports et le réel enchaînement. On recommence à faire d’Aristote une sorte de philosophe infaillible, comme au temps d’Averroës et d’Albert-le-Grand. On lui dresse un autel sur lequel sont tour à tour immolées à sa gloire toutes les écoles philosophiques. Pendant que les autres systèmes naissent et passent, on nous montre l’aristotélisme investi d’une sorte d’immortalité. Stoïcisme, épicurisme, académie, école alexandrine, tout se dissout et succombe sous le souffle chrétien. Aristote seul est debout. Que dis-je ? le souffle du christianisme, c’est encore son souffle, et peu s’en faut qu’après avoir vu dans son système le suprême effort de la sagesse antique, on n’en fasse l’ame du monde moderne et jusqu’à la pensée de l’avenir.

Pendant que nos Averroës composent ce roman ingénieux, que devient l’honneur de la philosophie de Platon ? C’est ce dont ils prennent infiniment peu de souci. Platon n’est à leurs yeux qu’un logicien ou plutôt un rêveur. On ne lui refuse pas, je suppose, une assez belle imagination, on accorde qu’il aurait pu réussir en poésie ; mais la science n’était pas son fait. Sa dialectique tant vantée n’est qu’un jeu d’esprit stérile et frivole. Enfermée dans un monde factice, elle est condamnée à se repaître de vaines généralités. D’abstractions en abstractions, elle poursuit sa marche fantastique, s’éloignant un peu plus, à chaque nouveau pas, de la réalité, jusqu’à ce qu’elle aboutisse à une unité vide et