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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/1095

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emprunte le germe à Raymond Lulle ; à l’astronomie de Ptolémée, il oppose celle de Kopernic et de Pythagore ; à la physique d’Aristote, à son monde fini, à son ciel incorruptible, il oppose l’idée d’un monde infini, livré à une évolution universelle et éternelle ; à la religion chrétienne, religion de la grace et de l’esprit, il oppose la religion de la nature, expliquant le surnaturel par la physique, et ne voyant dans les religions qu’un amas de superstitions et de symboles. La logique rajeunie de Lulle, l’astronomie de Kopernic, un panthéisme où Parménide, Platon, Plotin et Nicolas de Cuss ont chacun leur part, voilà le bagage qu’emporte Bruno, quand il quitte le cloître, la patrie, l’église, pour entreprendre sa croisade européenne, pour aller, sans autre appui que son audace, déclarer la guerre à toutes les autorités établies, défier tous les pouvoirs spirituels, braver les foudres de l’école et de l’église.

Aussi sa course est d’une rapidité prodigieuse. Il n’évite un orage qu’en courant en exciter un nouveau. Il semble choisir de préférence les pays où l’autorité la plus ombrageuse domine, où les périls sont les plus grands. Il commence par Genève, où régnait le sombre calvinisme qui avait immolé Servet ; il y trouve, non Calvin, comme on l’a cru à tort, mais un autre Calvin, ce Théodore de Bèze, qui écrivait à Ramus : « Les Genevois ont décrété une bonne fois et pour jamais que ni en logique, ni en aucune autre branche de savoir, on ne s’écarterait chez eux des sentimens d’Aristote. »

De Genève, Bruno s’éloigne ou s’échappe pour aller à Lyon, où il ne s’arrête pas, puis à Toulouse, qui accueille sa parole par des clameurs, et, fuyant cette cité inhospitalière pour échapper au sort qui attendait Vanini, il se flatte de trouver un plus sûr asile dans la ville où fumait encore le sang de la Saint-Barthélemy. Bruno a séjourné deux fois à Paris, une première fois de 1582 à 1583 ; puis, après son voyage en Angleterre, de 1585 à 1586. Il y trouva des protecteurs puissans dans le grand-prieur Henri d’Angoulême et dans l’ambassadeur de Venise, J. Moro, qui le présenta à Henri III. Grace à ce haut patronage, il obtint du recteur de l’université de Paris, Jean Filesac, la permission d’enseigner la philosophie. On l’eût même admis, selon Scioppius, au nombre des professeurs titulaires, s’il avait voulu assister à la messe.

Bruno eut le plus grand succès. Il était jeune et beau. Il parlait avec une abondance merveilleuse, et fatiguait la plume de ceux qui recueillaient ses discours. Sa figure était pensive, ses traits délicats et fins ; un nuage de mélancolie ardente était répandu sur son front. Son œil noir lançait des éclairs. Il parlait debout ; dédaigneux des formes de l’école, confiant dans sa mobile et prompte inspiration, il prenait tous les tons, l’ironie, l’enthousiasme, quelquefois la bouffonnerie, mêlant le sacré avec le profane, et colorant les abstractions de la métaphysique des images de la poésie. Mais ce qui explique mieux encore son succès,