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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/1108

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Toutefois, si le système de Bruno est au-dessus des anathèmes qu’on lui a prodigués, il reste un peu au-dessous de l’admiration tardive qu’on lui a vouée au-delà du Rhin. Disons-le nettement : cette doctrine, comme toutes celles du XVIe siècle, manque de vraie originalité et de vraie grandeur. Je suis loin de penser que Bruno fût un homme ordinaire ; je crois qu’il avait non-seulement de l’esprit, comme l’avoue assez dédaigneusement Leibnitz, mais même du génie. Je ne conteste pas que dans ses écrits, rapides comme sa course, il n’ait jeté une foule d’aperçus féconds, de vues pleines de hardiesse et d’avenir. L’évidence comme criterium de la vérité, le doute comme initiation à la science, voilà ce qu’il donne à Descartes. L’idée d’un Dieu immanent, la distinction tant célébrée de la nature naturée et de la nature naturante, voilà ce qu’il lègue à Spinoza ; le germe de la théorie des monades et de l’optimisme, telle est la part qu’il fait à Leibnitz ; il n’y a pas jusqu’aux sciences mathématiques et physiques, que pourtant il s’est contenté d’effleurer, où l’histoire ne trouve sa trace : le centre de gravité des planètes, les orbites des comètes, le défaut de sphéricité de la terre, peut-être l’idée première du système des tourbillons, sont autant de traits de génie qui justifient le titre expressif que prenait Bruno en s’appelant le réveilleur, excubitor. Enfin les plus hardis penseurs de notre époque s’honorent de lui emprunter le principe de l’identité absolue du subjectif et de l’objectif, de l’idéal et du réel, de la pensée et des choses. Certes, il n’y a qu’un homme de génie qui puisse laisser un pareil héritage et compter de pareils héritiers. Néanmoins, si vous considérez, non les vues éparses de Bruno, les éclairs qui sillonnent cette pensée orageuse, mais la doctrine en elle-même, il est certain qu’elle est essentiellement dépourvue de cette force de cohésion qui enchaîne les parties d’une pensée riche et féconde, et de cette initiative suprême qui introduit dans le monde une idée vraiment nouvelle, mère d’un système nouveau. On peut dire qu’il n’y a dans les livres de Bruno que deux choses, des souvenirs et des pressentimens, rien par conséquent de ce qui constitue une philosophie véritablement organisée.

Les principes fondamentaux de la doctrine sont visiblement empruntés au platonisme, non pas à la doctrine sublime du disciple de Socrate, à l’idéalisme tempéré de ce précurseur du christianisme, mais au mysticisme confus et déréglé des alexandrins. Ce Dieu absolument inaccessible, cette unité absolue que la pensée ne peut concevoir, que la parole peut à peine nommer, c’est l’unité de Parménide et de Plotin. Cette trinité, où au-dessous de l’unité s’échelonnent l’intelligence, source des idées, et l’esprit, principe de la vie, reproduit dans ses traits généraux la trinité alexandrine, et c’est sans doute par un sentiment de juste reconnaissance que Bruno appelle Plotin le prince des philosophes. Cette âme du monde d’où s’échappe et où retourne le torrent des émanations