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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/139

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lois prononcèrent des peines sévères contre quiconque en livrerait le modèle à des étrangers. Heureusement cette prohibition, si éloignée de l’esprit d’une époque vraiment civilisée, vint se briser contre l’essor du génie d’un simple serrurier français, Lefèvre, qui, sur la seule description verbale d’une machine à rouleau qu’Oberkampf avait réussi à introduire dans sa manufacture de Jouy, parvint à son tour, sans autre secours que son inspiration, à construire une machine à imprimer bien supérieure à celle des Anglais. Pourquoi faut-il qu’après avoir si complètement réussi, succombant pour ainsi dire sous la grandeur de sa découverte, Lefèvre ait cédé au premier obstacle qu’il ait rencontré sur sa route, et que le malheureux, aveuglé par un orgueil fatal, n’ait trouvé d’autre refuge que le suicide contre les déceptions qu’il redoutait ? En 1821, Samuel Widmer, l’associé d’Oberkampf, poussant l’amour-propre jusqu’au délire, mettait aussi volontairement fin à ses jours : douloureux rapprochement ! l’introducteur de l’impression au rouleau en France et le propagateur de ce procédé ne purent consentir à vivre quand ils se virent dépassés dans leur industrie.

Il y a dans l’histoire commerciale du monde une période remarquable dont l’importance, même de nos jours, ne parait pas suffisamment appréciée. Nous voulons parler de ces dix premières années de notre siècle, où Napoléon conçut la pensée du blocus continental, qui devait refouler sur elles-mêmes toutes les forces productrices de l’Angleterre, en lui fermant à la fois tous les marchés de l’Europe. Jamais péril aussi réel n’avait menacé les intérêts de la Grande-Bretagne. En même temps qu’il imposait aux rois vaincus l’obligation de repousser de leurs ports les produits des manufactures anglaises, le conquérant faisait appel à toutes les industries pour subvenir par des inventions nouvelles aux besoins de la consommation européenne. Ce fut alors que la mécanique fit des progrès immenses pour remplacer les lins et les cotons filés dont l’Angleterre s’était depuis long-temps attribué le monopole. L’analyse chimique de quelques végétaux jusque-là méprisés tira de la betterave le sucre indigène, qui remplace presque entièrement aujourd’hui le sucre des colonies. La culture et la préparation de diverses plantes tinctoriales, à peine étudiées jusqu’alors, prirent en même temps un immense développement qui affranchit temporairement l’ancien monde du tribut que lui imposait, depuis des siècles, la nécessité de se procurer la cochenille et l’indigo.

A la vérité, aucun encouragement ne manqua pendant cette période à nos fabricans. Certes, le jour où Napoléon détacha sa croix pour en décorer la poitrine du vénérable Oberkampf fut un jour glorieux pour l’industrie française : c’est que l’empereur entrevoyait dans un avenir peu éloigné que cet homme modeste, qui recevait ainsi de sa main un témoignage éclatant de la reconnaissance nationale, avait donné à la France, contre la prépondérance commerciale de l’Angleterre, une arme plus puissante que les six cent mille baïonnettes qui faisaient alors pâlir sur leurs trônes tous les potentats du continent[1]. Cependant, à cette époque, les procédés de fabrication des toiles peintes étaient loin d’avoir atteint le degré de perfection auquel ils se sont élevés depuis. Les connaissances en chimie et en mécanique peu répandues encore dans le monde industriel, l’insuffisance des seules machines à imprimer qui fussent en usage, les traditions routinières

  1. « Vous et moi, dit à ce sujet le grand capitaine au manufacturier, nous faisons tous deux une bonne guerre aux Anglais ; » puis, après un instant de réflexion, il ajouta « et c’est encore vous qui faites la meilleure. »