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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/163

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l’esprit par la peinture des sentimens les plus universels et les plus communs. L’autre commence par entraîner le spectateur en pleine action ; il ne l’instruit que le moins et le plus tard possible ; il ne présente d’abord les événemens que par le côté le plus invraisemblable, sauf à les expliquer ensuite comme il peut ; il cache son but avec soin au lieu de le laisser entrevoir ; il déroute la raison par la surprise et excite l’imagination par l’inconnu. Le premier procédé est celui des Grecs, et du XVIIe siècle jusqu’à un certain point ; le second est celui du drame. C’est à peine si le second fait connaître à la fin du dénoûment ce que les Grecs auraient annoncé dès le prologue. Donc ce qui caractérise encore le drame, c’est qu’il est profondément implexe, aussi rempli d’incidens et de détails que la tragédie grecque en offrait peu. Tout ce qu’elle mettait en récit, il le met en action, aidé d’ailleurs par une mise en scène plus compliquée aussi et plus savante. Cela ne l’empêche pas d’avoir son unité. Toutes les actions secondaires se subordonnant à l’action principale, il y a unité d’ensemble sinon unité d’action, unité morale sinon unité matérielle. Ainsi, la composition aussi bien que l’esprit du drame différent profondément de la composition et de l’esprit de la tragédie grecque. La comparaison du style de l’un et de l’autre ne pourrait que nous confirmer dans cette opinion.


Nous y serons encore ramenés par l’analyse de l’Alceste d’Euripide. Bien que ce soit peut-être de toutes les tragédies grecques celle qui a le plus de ressemblances apparentes avec le drame moderne, c’est aussi l’œuvre la plus singulière et la plus originale qui nous soit restée du théâtre grec. Le fantastique et le réel, l’idéal et le bouffon, le dévouement dans toute sa sublimité, l’amour de la vie dans toute la laideur de son égoïsme, tout cela, réuni dans une même œuvre, produit une impression étrange et unique.

Apollon, exilé du ciel, a trouvé chez Admète un hôte et un ami. Quand le Destin a voulu qu’Admète mourût, Apollon a obtenu des Parques qu’il pût se racheter de la mort, si quelqu’un mourait à sa place volontairement. Alceste, la femme d’Admète, s’offre à la Mort pour son époux. Nous sommes au jour marqué pour le sacrifice ; la Mort s’avance déjà pour saisir sa victime (la Mort ou le Trépas, car la Mort en grec est du masculin) ; Apollon cherche en vain à la fléchir, et alors commence un dialogue bizarre entre ces deux divinités, dont l’une, noble et belle, s’intéresse à la jeunesse et à la vertu d’Alceste ; l’autre, hideuse, impitoyable, réclame, avec l’âpreté d’un créancier, ce qui lui est dû : « Ah ! ah ! que fais-tu là ? Pourquoi rôdes-tu par ici, Apollon ? Tu veux encore me ravir cette ame ? Te voilà en sentinelle devant la porte avec ton arc et tes flèches ? — Rassure-toi, dit Apollon, je ne veux rien que ce qui est juste et bon. — Alors, pourquoi ces flèches ? — C’est mon habitude de les porter. — Oui, comme c’est ton habitude de protéger cette maison contre toute justice… tu veux me voler encore un mort ? » Apollon lui propose de prendre à la place d’Alceste ceux qui tardent à mourir, c’est-à-dire le père et la mère d’Admète. « C’est impossible, dit la Mort, j’ai mes privilèges, et j’y tiens comme une autre, tu peux le croire. — Mais je t’offre deux ames au lieu d’une. — Oui ; mais, quand les jeunes meurent, j’y trouve mieux mon compte. » Et la Mort demeure inflexible. Après cette dispute singulière, les deux personnages se retirent. Plus d’espérance, Alceste mourra.