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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/169

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de costume et de jeu, qui sont presque inévitables. Par exemple, ce qu’on applaudissait le plus dans la représentation d’Antigone, c’était la pantomime de Mlle Bourbier, qui se traînait tout autour du théâtre aux pieds des vieillards thébains, pour les supplier de la sauver. Cela était fort beau sans doute, mais cela, n’était rien moins que grec. De même, lorsque Mlle Araldi, par distraction peut-être, si ce n’est par affectation, prend la main du pédagogue, elle fait, sans y songer, une faute grave. La plus jeune des filles de Nestor, la belle Polycaste, peut bien venir laver Ulysse dans son bain, il n’y a là aucune inconvenance aux yeux des Grecs ; mais Alceste serait inconvenante, si elle prenait ainsi la main du pédagogue pour lui parler. Qui dit convenance dit convention, les Grecs mettaient leurs convenances ailleurs que nous.

En somme, ces traductions, n’étant ni des pièces grecques ni des pièces françaises, sont des œuvres fausses et bâtardes, filles de la stérilité. Une œuvre dramatique véritable est le résultat complexe des institutions, des mœurs, des opinions, des habitudes d’une nation, dans un certain siècle et dans un certain climat ; elle ne peut donc se déplacer. Le tenter est une entreprise vaine et puérile. Qu’on n’objecte pas le XVIIe siècle. Le XVIIe siècle s’était engagé dans une voie fausse ; le génie seul l’en a tiré. Pour nous, ne nous hasardons plus dans cette voie. Assez d’imitations, assez de traductions comme cela ! Ces traductions et ces imitations feraient-elles avancer d’un pas la littérature contemporaine ? Non ; si, en travaillant ainsi, on croit travailler pour notre temps, on se trompe. A quoi servent ces œuvres amphibies, qui n’ont ni l’exactitude de la philologie, ni la beauté de l’art, qui n’apprennent rien et qui n’inspirent rien ? Soyez poète, si vous pouvez ; soyez philologue, si vous voulez ; ou laissez la plume et faites-vous industriel. Créez des œuvres originales qui développent en nous l’idée du beau, ou tâchez d’être utiles par vos travaux exacts. Mais à quoi servent ces pastiches et ces replâtrages, qui ne sont ni de la science ni de l’art, qui ne sont qu’une poésie fausse sur une érudition douteuse, ou qu’une fausse philologie habillée de mauvais vers ? Travaillez tout seul, laissez vos béquilles, et marchez. Faites votre œuvre, à vous, quelle qu’elle puisse être ! Votre œuvre personnelle, fût-elle médiocre, aura plus de chances d’intéresser ou de servir votre temps. Vivez par vos propres ressources, et dites comme le caporal Nym de Shakespeare : « Ma foi ! je vivrai tant que j’ai à vivre, voilà ce qu’il y a de sûr ; et, quand je ne pourrai plus vivre, je ferai comme je pourrai. Voilà tout ce que j’ai à dire là-dessus, et tout finit là. »


ÉMILE DESCHANEL.