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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/200

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nous entrons dans un monde qui est son ouvrage. La vie humaine nous y apparaît sous des traits nouveaux, saisissans : elle est revêtue pour ainsi dire d’une pénétrante lumière. C’est l’empire de l’idéal qui s’ouvre à l’imagination, pourvu qu’elle possède à un très haut point le double don de concevoir et de peindre.

Jusqu’à présent les historiens contemporains ont surtout raconté les événemens politiques, laissant à leurs successeurs le soin de caractériser les mœurs de notre siècle. Pour connaître le jugement que notre époque a porté sur elle-même et la manière dont elle a entendu se représenter, il faut interroger le roman et le théâtre ; mais, avant de parler aujourd’hui du roman, quel est l’esprit général des mœurs qu’il a entrepris de décrire ? Avant d’apprécier le peintre, jetons un coup d’œil sur l’objet même de ses tableaux.

Il est un double caractère qu’on ne saurait refuser aux mœurs françaises, c’est d’être à la fois l’expression la plus ancienne et la plus nouvelle de la civilisation européenne. Au XIIe siècle, l’Europe a les jeux tournés vers Paris, comme au XIXe ; elle reconnaissait instinctivement que nous avions pris l’initiative de toutes les grandes directions de l’esprit humain : politique, religion, philosophie. Le roi de France avait, au moyen-âge, une autorité morale que n’exerçait aucun autre prince, et en même temps la monarchie française était pour la papauté un appui et un frein. Voir Paris, étudier dans nos écoles, était l’ambition des imaginations les plus ardentes et des esprits les plus vigoureux en Allemagne, en Italie, en Angleterre. Il y avait donc dès cette époque, au fond de nos idées et de nos mœurs, un mouvement et une vie dont on cherchait à recevoir la chaleur et le contre-coup. Si nous avons, au XVIIe siècle, donné si despotiquement le ton à l’Europe, c’est que l’étude et l’imitation de nos sentimens et de nos manières étaient chez elle une vieille habitude. Cependant le moment arrivait où nous allions mettre a docilité des autres peuples à de rudes épreuves. Avec Louis XIV, la stabilité de l’ancienne société française disparut. Au long règne du grand et vieux roi succéda une mobilité qui dure encore et qui dérouta plus d’une fois ceux pour lesquels nous étions un spectacle et un exemple. Bien des gens en Europe nous croyaient fervens catholiques avec Bossuet, quand nous commencions à être incrédules avec Voltaire. Nous passions pour un peuple amolli, énervé, d’une frivolité incurable, lorsqu’à la fin du dernier siècle nous nous précipitâmes avec impétuosité dans toutes les tribulations de la politique et de la guerre, oubliant les boudoirs pour la tribune et les petits soupers pour le bivouac. Nous n’étions pas à bout de nos métamorphoses. Dans l’étroit espace d’un demi-siècle, notre société nouvelle a eu les aspects les plus divers. Pourquoi donc les jeux, les accidens de sa physionomie, paraissent-ils inépuisables ?