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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/211

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originale. C’est là le domaine de l’invention, qui se compose de deux élémens, une pensée et un drame. Sans l’appui d’une pensée grande et féconde, une action, si étourdissante, si incidentée qu’elle soit, ne laissera pas dans l’esprit une impression durable ; elle pourra l’amuser un moment, mais non le remplir et le captiver. D’un autre côté, sans une action vive, fortement nouée, la pensée la plus belle, la plus juste, n’aura pas de prise sur l’imagination et restera stérile : la plupart des hommes ne réfléchissent et ne sentent la vérité qu’après avoir été profondément émus. Quand la pensée et l’action auront une égale consistance, cette harmonie produira une œuvre dont les solides beautés satisferont à la fois la foule et la critique. C’est ce qui est arrivé à M. de Balzac, quand il a composé la Recherche de l’absolu, où la pensée philosophique, l’animation du drame et les accessoires pittoresques sont admirablement combinés. Depuis, il a été rarement aussi heureux ; néanmoins il se montre presque toujours doué d’une imagination inventive. Les aventures qu’il raconte sont à la fois assez vraisemblables et assez singulières pour attacher le lecteur. Dans ses romans, ses personnages sont animés, la vie y fermente, l’air y circule ; il est vrai qu’il n’est pas toujours très pur, mais enfin on reçoit de ce milieu où vous jette le romancier, de cette atmosphère dont il vous enveloppe, des émotions réelles et d’une âcreté pénétrante. Tout en reconnaissant que l’écrivain s’emporte souvent au-delà du vrai, on le suit : néanmoins il est des momens où ses fautes sont assez graves pour détruire entièrement les effets qui semblaient heureux. Nous voulons parler de ces caractères poussés à des extrêmes dans lesquels la nature ne tombe pas, de ces catastrophes d’une chimérique invraisemblance par lesquelles l’auteur coupe brusqueraient ce qu’il désespère de dénouer, de ces personnages monstrueux tels que le forçat Vautrin, personnage auquel M. de Balzac semble ne pouvoir renoncer. En face de pareils excès, le lecteur, qui s’était laissé entraîner jusqu’alors, s’effarouche, se révolte, et l’écrivain perd sur lui tout empire pour avoir voulu l’étendre outre mesure par de tristes exubérances. C’est par son fait que le charme est rompu : lui-même a brisé le talisman.

Pourquoi avons-nous aussi à reprocher à M. de Balzac d’avoir souvent privé ses peintures du premier de tous les attraits, l’attrait de la variété, par la singulière manie de toujours ramener sur la scène les mêmes personnages, les mêmes types, les mêmes noms ? On ne saurait, à la suite de M. de Balzac, entrer dans un salon, aller à l’Opéra, se promener aux Tuileries, sans rencontrer Mme d’Espard, les duchesses de Langeais, le Carigliano et de Maufrigneuse, Mme de Serizy, M. de Marsay, le général Montriveau, les deux Vandenesse, M. de Rastignac, Canalis, le banquier du Tillet. Le romancier s’est imaginé que, par cette reproduction incessante