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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/245

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royale en lui donnant pour épouse la fille de l’infant don Louis. Godoy était après les souverains, le personnage le plus considérable de l’Espagne. Tous les pouvoirs publics venaient en quelque sorte se concentrer dans ses mains. Il était le véritable maître du royaume, maître détesté, méprisé, avili, mais obéi, courtisé et tout-puissant.

L’empereur, déterminé à subjuguer l’Espagne, allait donc rencontrer sur son chemin un premier obstacle ; c’était le favori. Comment en agirait-il avec ce personnage ? Il n’y avait que deux manières de procéder : il fallait ou l’abattre ou le gagner. L’abattre, c’était la guerre, et la chose que Napoléon redoutait le plus au monde, c’était précisément d’entrer en collision avec le gouvernement espagnol. L’affermissement de sa suprématie sur le continent exigeait qu’il tînt quelque temps encore ses armées réunies et compactes entre l’Elbe et la Vistule. Bien loin d’aller porter la guerre en Espagne, il s’agissait au contraire d’ôter à ce pays la possibilité de la lui faire un jour. A des relations indécises, troublées par de secrètes et mutuelles défiances, il voulait substituer une situation nette, tranchée, permanente, sur laquelle il pût à tout jamais compter. Ainsi l’empereur n’avait qu’un seul parti à prendre : c’était d’abord de gagner le favori, sauf plus tard à le briser, si ses intérêts le lui commandaient.

Le prince de la Paix avait trop abusé de sa fortune pour ne pas avoir un grand nombre d’ennemis. Les faveurs du trône le protégeaient aujourd’hui contre la haine publique ; mais Charles IV était vieux : sa santé fort altérée depuis quelque temps, laissait pressentir une fin prochaine. S’il mourait, quel serait le sort du favori ? Il aurait à rendre un compte terrible au nouveau roi d’abord, et puis à tout ce peuple dont il avait, pendant tant d’années, dirigé les affaires avec une incurie si déplorable Sa chute, il devait s’y attendre, serait aussi rapide, aussi éclatante que l’avait été son élévation, trop heureux si, par un exil volontaire, il parvenait alors à sauver ses richesses et sa tête.

Napoléon entrevit dans cette situation, mélangée de tant de grandeurs et de périls, un moyen infaillible de l’attacher à sa cause. Ses troupes s’avançaient en ce moment sur le Portugal. Bientôt il allait avoir à sa disposition un territoire de deux millions cinq cent mille ames. Il résolut de le diviser en trois parts, d’en ériger une en principauté indépendante et de l’offrir au prince de la Paix. C’était un refuge assuré qu’il lui ouvrirait contre les vicissitudes de l’avenir. Il l’associerait ainsi à sa fortune : d’un ennemi secret, il s’en ferait un allié, un souple instrument de ses desseins. Le favori se laissa prendre à cette amorce. L’idée ne lui vint pas un instant qu’elle pût être un piège tendu à son ambition. Il ajouta la même confiance aux offres de l’empereur qu’il en avait accordé l’année précédente à celles de la coalition. Aveuglé par sa vanité, il crut ses fautes oubliées et pardonnées ; il accepta tout.