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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/330

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volontairement ou contraints par les hasards de la politique, n’aient point visité Paris et Londres. Aussi la société madrilègne marche sur les traces de notre société ; elle cherche de son mieux à naturaliser au-delà des Pyrénées nos goûts et nos habitudes. Seulement, comme le passé ne s’en va pas en un jour, — en Espagne moins qu’ailleurs, — comme un état social dans son ensemble, dans ses détails, à tous ses degrés, ne se renouvelle pas ainsi qu’une décoration de théâtre, il doit se produire inévitablement des phénomènes singuliers avant qu’une civilisation plus jeune ait changé complètement les mœurs. Dans cette période de transition, l’esprit est à chaque instant déconcerté par des particularités étranges et inexplicables en apparence, qui naissent du choc du passé et du présent ; il est rejeté de l’un à l’autre. Vous étiez, il n’y a qu’un moment, entouré de tout ce qui peut rappeler notre siècle ; voyez à côté : ne vous souvenez-vous pas involontairement du temps de Gil Blas en lisant sur les murs de l’hôtel des Postes plus d’un avis écrit à la main, par lequel un étudiant récemment débarqué à Madrid demande à servir comme valet de chambre ? Le pauvre aspirant au bonnet de docteur prie naïvement l’honorable public de ne point abuser de sa crédulité, de son temps et de ses jambes, en le faisant courir pour rien ; chaque jour, il va voir si au bas de son avis on a mis quelque réponse, quelque indication. Je n’ai jamais mieux ressenti qu’un soir l’effet de ces contrastes si fréquens dans un pays en révolution : je quittais une réunion pleine d’éclat et de charme ; toute la société madrilègne était là. Il y avait des femmes qui relevaient leur beauté par quelque toilette reçue la veille peut-être de Paris. On dansait, on jouait comme à Paris ; plus d’un Espagnol même se servait volontiers de la langue de la France ; on pouvait, en un mot, aisément oublier qu’on se trouvait à Madrid, si l’on jugeait seulement par ces dehors. A peine eus-je mis le pied dans la rue, j’entendis tout à coup la voix grave et retentissante du sereno, qui annonçait à tous, à ceux qui sortaient des fêtes comme à ceux qui souffraient, la fuite des heures et les variations du ciel. Ce brave veilleur de nuit, qui pourtant n’a rien de bien poétique avec son chapeau à larges bords, son long bâton à la main et sa lanterne, qui vous accompagnera, si vous voulez, moyennant quelques réaux, pour vous aider à vous préserver des mauvaises rencontres, m’apparut en ce moment comme un vivant symbole des anciennes coutumes ; sa voix semblait sortir du fond de la vieille et catholique Espagne. Il suffisait de franchir le seuil d’une porte pour se figurer ainsi qu’on passait d’un monde dans un autre. Cette soirée, commencée au milieu de tous les raffinemens que Madrid emprunte aux pays plus avancés, je la finissais en écoutant la lente psalmodie d’un sereno qui, en se perdant dans la profondeur des rues, semblait un écho solennel venu d’un autre âge pour avertir les modernes générations de l’irrémédiable rapidité du temps.