Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/341

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jusqu’aux moindres détails. Il y avait inévitablement la part de la réaction. Chaque parti, en arrivant au pouvoir, s’est occupé à défaire l’œuvre de son prédécesseur, à soumettre l’Espagne à de nouvelles expériences à modifier les lois constitutives, à proclamer de nouveaux systèmes, arranger un état à sa convenance, où, seul, il pût être maître et dominer exclusivement, et cela a toujours duré le temps de préparer une insurrection qui ramenait le parti contraire. Supposez maintenant plusieurs changemens de cette nature, plusieurs reviremens semblables vous concevrez qu’un régime régulier et définitif ait tant de peine à s’établir en Espagne et à embrasser la nation tout entière. Il est résulté de cette instabilité une immense désorganisation, une habitude invétérée du désordre, un développement outré de tous les penchans anarchiques qui s’insinuent dans le gouvernement lui-même et prolongent son impuissance. L’Espagne tourne ainsi depuis quinze ans dans un cercle vicieux : les institutions administratives sont mal affermies, le sentiment de la légalité est faible ou nul, les intérêts sont craintifs et paresseux, parce que le pouvoir manque d’élévation, d’autorité, d’une impulsion vigoureuse et sûre ; de son côté, le pouvoir est d’une proverbiale faiblesse, parce que seul, isolé au sommet de la société, il ne rencontre au-dessous qu’un sol mouvant, une masse flottante et incertaine sur laquelle il tremble, prêt à être emporté au premier vent. On dirait que la révolution espagnole est, si je puis me servir de ce terme, nouée, tant elle a de peine à porter ses fruits et à s’organiser.

Cette vaste confusion a merveilleusement favorisé l’instinct de l’indépendance individuelle, si puissant en Espagne. L’individualisme est un trait antique du caractère espagnol, qui s’est reproduit ici avec une énergie nouvelle. Les hommes ont pris naturellement la place des choses. Si parfois vous cherchez le secret d’un événement qui éclate tout à coup, vous imaginez peut-être quelque raison d’état, quelque motif politique décisif, quelque grand mouvement dans l’opinion, et il n’en est rien. Toute lutte en Espagne prend vite un caractère personnel et passionné ; c’est un tourbillon, suivant le mot que je rappelais, — un tourbillon où chacun n’est mû que par sa propre impulsion, n’écoute trop souvent, par malheur, que son amour-propre, son entraînement du jour. Cela donne peut-être un aspect très dramatique, très accidenté à la politique, mais lui ôte certainement ce qu’elle a de profond et de sérieux. L’esprit national s’entretient ainsi dans le culte de la force, qui seule peut décider, en l’absence d’une règle supérieure capable d’assujettir et de discipliner toutes les volontés ; il se nourrit de ces goûts hasardeux qui, dans les régions infimes, se traduisent en actes de brigandage, dans les plus hautes sphères en coups de tête violens et insensés. C’est là l’histoire de la révolution espagnole ; partout l’homme prévaut sur la loi et sur l’intérêt public ; partout on peut voir l’énergie