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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/430

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du lecteur. Telles sont néanmoins les conditions d’indépendance absolue où, de nos jours surtout, la poésie s’est placée en Angleterre, que ces brusques transitions ne soulèvent aucun étonnement, aucune critique. Nous sommes bien loin du temps où le porte-balle et l’idiot de Wordsworth attiraient sur sa tête les sarcasmes virulens de Byron. Les Ballades lyriques et l’Excursion semblent avoir épuisé le carquois des railleurs, et certains, quoi qu’il arrive, d’être pris au sérieux, les mélancoliques adeptes de la nouvelle foi poétique peuvent affecter hautement, comme le fait Alfred Tennyson, « l’amour de l’amour, la haine de la haine, le mépris du mépris. »

Dower'd with the hate of hate, the scorn of scorn,
The love of love.

Nous n’irons pas, quant à présent, opposer les lois éternelles du goût à ces transitoires succès du génie universel. Tennyson d’ailleurs, ne nous y trompons pas, ne saurait prétendre, même chez nos voisins, à la popularité, à la vogue enthousiaste. Les lettrés, les dilettanti, sont encore aujourd’hui les seuls apôtres de cette renommée si lente à s’étendre. C’en est assez, toutefois, pour que l’attention de la critique se porte sur Tennyson ; pour que, sans reculer même au besoin devant l’espèce d’initiation qu’exige cette poésie délicate et raffinée, on s’efforce d’en marquer ici la valeur réelle et d’en préciser le caractère.

Les premiers poèmes de Tennyson remontent à 1830. Ce sont, pour la plupart, des ébauches où se révèle son culte pour l’idéal, ainsi que son penchant irrésistible vers les curiosités de la forme. Pas une strophe, pas un vers, pas un mot, dans ce petit volume, qui ait une date certaine et trahisse une émotion réelle. Il évoque des fantômes, il note les murmures de la brise, il esquisse le sourire mystérieux de quelque apparition virginale. C’est Claribel couchée sous la pierre moussue ; c’est Lilian, vivant éclat de rire, fée moqueuse et cruelle ; c’est Isabel, sérieuse et chaste madone ; c’est Madeline, l’idéal du caprice amoureux, que le jeune poète appelle tour à tour à poser devant lui. Il dit à l’une :

« Oh ! pleure, je t’en supplie, Lilian folâtre, Lilian de mai. La gaieté sans éclipse est pour moi une fatigue. Il arrive jusqu’à mon cœur, et le traverse comme un stylet aigu, le rire au fausset argentin qui vibre entre des lèvres minces et vermeilles. Lilian de mai, pleure, je t’en prie. »

Il dit à l’autre :

« Fleur altière de la force féminine… les lois de l’hymen sont gravées en lettres d’or sur les blanches tables de ton cœur, et se lisent à la clarté qu’y laisse tomber d’en haut un amour toujours brûlant… - Aux jours de bonheur, sa tendresse presque muette ; quand vient l’infortune, ses conseils prudens, dont la marche ressemble à l’invisible progrès du flot, et qui domptent, sans qu’il