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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/580

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style, finissent par lasser l’attention et répandre sur ses romans une vulgarité apparente qui n’existe pourtant ni dans le point de départ, ni dans les observations piquantes qu’il recueille sur son chemin. M. Gautier, au contraire, se préoccupe si constamment du pittoresque, les habitudes de son talent lui ont inspiré une telle idolâtrie pour la forme et la couleur, que, dans ses ouvrages, les hommes n’ont pas plus d’idées que les choses. On dirait que l’ame humaine, comme le monde extérieur, est pour M. Gautier une palette immense, éblouissante, et non pas un livre dont chaque mot a un sens. Il cisèle à merveille ; il n’anime point. Cette faculté qui lui manque, cette science qu’il dédaigne, il l’atteindrait peut-être, si, au lieu de tant regarder, il observait davantage. M. Gautier est un artiste qui n’est pas assez homme du monde, M. de Bernard est un homme du monde qui n’est pas assez artiste. Aussi, malgré le spirituel développement d’une pensée vraie et instructive, le Gentilhomme campagnard ne laisse dans la mémoire aucune trace distincte. Malgré des détails d’une couleur charmante, Militona et les Roués ne présentent à la pensée qu’une sorte de fouillis splendide assez semblable aux heureuses ébauches de M. Diaz.

Ai-je-le droit de parler de Madeleine, de M. Jules Sandeau, de Carmen, de M. P. Mérimée ? Ne suffit-il pas de rappeler aux lecteurs de la Revue deux de leurs plus aimables souvenirs ? Madeleine a été, ici même, l’objet d’une appréciation trop judicieuse et trop décisive pour que je puisse y insister. Je constate avec bonheur le succès toujours croissant des romans de M. Sandeau, parce que j’y vois une victoire pour les idées morales, pour le sentiment sacré de la famille, sans que les lois immortelles de l’art aient à s’en effrayer ou à s’en plaindre. Grace à son exquise délicatesse, aux heureux dons de son style, à cet attendrissement sincère qui ne lui fait jamais défaut, M. Sandeau a su combattre les écarts de la poésie et de la passion, tout en restant passionné et poétique ; il a fait comme ces avocats intègres qui mènent à bien le procès de leurs cliens sans ruiner leurs adversaires.

Ce que je ne me lasse pas d’admirer chez M. Mérimée, c’est cet art, à la fois si caché et si réel, qui, du premier coup, caractérise si bien un personnage, qu’il n’y a plus à y revenir, et que les développemens qui suivent paraissent la conséquence inévitable de ce premier trait. Carmen n’est pas encore nommée, elle est à peine entrée en scène, qu’elle existe déjà, et qu’on sent respirer en elle cette séduction bizarre, cette fascination mystérieuse, principal élément du récit. Les premières pages sont d’une fraîcheur délicieuse, l’ensemble est d’une netteté magistrale. Pas une omission, pas une surcharge ; un trait fin, sobre, complet, ménageant les clairs et les ombres, et graduant, avec une incomparable sûreté de main, la valeur relative de chaque figure et de chaque objet. Heureux le critique, lorsqu’après avoir distribué de son mieux le blâme et l’éloge, il rencontre une de ces œuvres, comme Carmen, qui lui permettent d’achever la leçon par un exemple !

Quelles que soient les déviations de George Sand, aucun de ses romans ne doit passer inaperçu. A côté des traces trop visibles de l’improvisation quotidienne, on retrouve encore dans ses derniers récits quelque chose de son originalité, de sa physionomie d’artiste. Il en est de George Sand comme de ces princes déguisés que l’on reconnaît toujours sous leurs habits d’emprunt. On peut même remarquer à quel point ce mode de publication convient mal à son talent. Ses récits ont d’ordinaire une ampleur, un courant égal, profond,