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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/735

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le nombre et la vivacité des plaidoyers, au-dessus des attaques comme au-dessus des apologies.

Pour mieux s’assurer d’ailleurs que l’opinion est née le jour même où la raison s’est affranchie, qu’elles n’ont pas cessé depuis d’être compagnes et qu’elles se soutiennent l’une l’autre, il suffit d’interroger les faits. Il y avait à peine quelques années que les protestans avaient présenté leur confession de foi dans Augsbourg, que Montaigne, répété plus tard par Pascal, s’écriait que « l’opinion est la reine du monde. » Ce mot contenait tout l’avenir. Dès-lors, le philosophe gascon faisait l’essai de cette nouvelle souveraine en lui soumettant des maximes au moins hérétiques que l’autorité, déjà effarouchée et ne sachant de quel côté tourner la tête, laissait passer ; et non-seulement ces maximes passaient, mais elles étaient lues avec délices en un temps même où un sombre fanatisme faisait s’entr’égorger catholiques et calvinistes ; elles étaient lues avec délices, quoiqu’elles vinssent en droite ligne d’Épicure et de Lucien, et elles allaient même former une chaîne de libres penseurs qui ne devait aboutir à rien moins qu’à Voltaire, cet homme qui, par la liberté d’examen et l’opinion, fit plus en son temps que Luther et Calvin, mais qui toutefois ne vint qu’après eux.

La hardiesse des libres penseurs que suscita le XVIe siècle (et ils sont très nombreux), leurs railleries, l’énergie de leurs réclamations, les succès qu’ils obtinrent, nous permettent de nous étonner grandement de ce qui se passa au XVIIe siècle, où il n’arriva jamais que la liberté d’examen approchât de la licence et où l’opinion fût réduite à se taire. Ce calme entre deux tempêtes est véritablement quelque chose d’unique. Comparez le XVIe et le XVIIIe siècles, vous leur trouverez beaucoup de caractères communs : Voltaire a hérité du sarcasme et de la gaieté de Rabelais, en même temps que du scepticisme insouciant et poétique de Montaigne. Que d’idées celui-ci, quand par hasard il est ou stoïcien ou misanthrope, n’a-t-il pas inspirées à Rousseau ! Que d’analogie ne trouve-t-on pas entre les idées politiques de Bodin et celles de Montesquieu, entre le dogmatisme de Calvin et celui du Contrat social, entre les pages piquantes de la satire Ménippée, d’Érasme et de Beaumarchais ! Les beaux rêves de la Boëtie et de Charron n’ont-ils pas de la parenté avec ceux de Mably ou de Condorcet ? Les utopistes du XVIIIe siècle ne relèvent-ils pas un peu de Thomas Morus, et ses niveleurs des sectaires fougueux qu’a enfantés la réforme ? Assurément les rapprochemens sont nombreux dans l’ordre intellectuel ou moral, et cependant tout un monde divise ces deux siècles jumeaux, qui ressemblent à ces grands lacs de l’Asie centrale, dont la source est commune et dont les communications sont souterraines. Ils furent séparés par une période où le doute eut peu de prise, où régnèrent l’ordre et l’unité, où le pouvoir royal atteignit son apogée sans rencontrer ni oppositions ni obstacles, où la religion fut entourée d’un respect sans mélange et marqua d’une empreinte profonde les caractères comme les écrits. Un historien a dit d’Auguste qu’il sut tout apaiser, même l’éloquence : Eloquentiam sicut omnia pacavit ; on peut dire de Richelieu et de Louis XIV qu’ils surent tout apaiser, jusqu’aux passions furieuses et aux emportemens si souvent légitimes qu’avait soulevés le siècle précédent ; et tout cela n’était pas en vain, car c’est au sein de ce repos tout providentiel qu’il fut permis à la nature d’enfanter une douzaine d’hommes tels qu’il n’y a rien à leur comparer, tels qu’ils suffirent à résumer dans leurs œuvres l’idéal du bon, du beau, de l’honnête, du