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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/833

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encore données, et il est probable que Philoclès, neveu du même Echyle, avait présenté au concours quelque ouvrage posthume de son oncle, lorsqu’il remporta la victoire sur l’OEdipe roi de Sophocle. Eschyle, pendant sa retraite en Sicile, écrivit sans doute un certain nombre de pièces qui ne furent représentées qu’après sa mort, et sous d’autres noms que le sien. Il est attesté que le fils de Sophocle, Iophon, donna sous son nom plusieurs ouvrages de son père, et Euripide laissa trois fils qui firent de même. Ce fut un de ces fils, ou plutôt son neveu, nommé comme lui Euripide, qui fit représenter après sa mort Iphigénie à Aulis, Alcméon et les Bacchantes, et qui, par ces trois pièces, remporta le prix. C’était donc vraiment un droit d’héritage reconnu : on en usa et abusa.

Ce ne furent pas seulement les parens et les amis qui s’approprièrent les œuvres des trois grands tragiques. Néophron de Sycione, sous Alexandre-le-Grand, interpola d’un bout à l’autre la Médée d’Euripide, et la publia comme une tragédie nouvelle de sa façon. Heureusement c’est bien la seconde édition d’Euripide, et non pas celle de Néophron, qui nous est parvenue. Ce Néophron avait, dit-on, composé cent vingt tragédies. Avant l’imprimerie, ces fraudes étaient faciles ; elles étaient d’ailleurs autorisées. Ce qui était d’abord droit d’héritage fut bientôt regardé comme droit commun. La propriété des ouvrages de l’esprit était inconnue alors. Toutes ces admirables tragédies, dont chacune est pour nous un monument sacré, étaient à la merci de tous les petits poètes à qui il pouvait prendre fantaisie d’eu faire usage. Une fois données au public, elles n’appartenaient plus à personne, mais à tout le monde. Il y eut, quoiqu’à un moindre degré, quelque chose de semblable chez les modernes, jusqu’à Molière. Depuis, et ce n’est pas un mal, nous avons changé tout cela. Chez les Grecs, la poésie ni les ouvres poétiques n’étaient chose individuelle, comme chez nous, mais chose commune, tout comme le soleil et comme l’air. Ainsi le premier venu put corrompre impunément ces chefs-d’œuvre, qui étaient la propriété de tous ; c’était une sorte de communisme littéraire : au point que les poèmes homériques, transmis pendant environ quatre cents ans par la mémoire et la parole seules, puis rédigés d’abord partiellement, réunis ensuite en un corps, revus, refondus, recensés, interpolés de mille sortes, n’ont peut-être pas été plus corrompus que les ouvrages des tragiques. Ce n’était pas le style seul qui se trouvait remanié, mais la fable même. On bouleversait tout.

Que voulait-on en effet ? Faire des pièces nouvelles avec les anciennes ; car, par un phénomène curieux, mais naturel, la production diminuant et la curiosité croissant toujours, on remettait à neuf les vieux chefs-d’œuvre. On y mêlait parfois un appareil pompeux et une mise en scène éclatante, qui les relevait ou qui les effaçait, mais qui les renouvelait et les faisait accepter. C’était surtout Euripide et Sophocle que