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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/907

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la favorise régulièrement de récoltes sans pareilles, ce qu’elle fait une année et ne renouvelle pas. Comme, à cause des frais de transport et de manutention qui sont les mêmes pour tous les grains, il y a un certain intérêt à importer du froment de préférence, on doit croire que l’absence des pommes de terre entraînera une importation toute spéciale de froment en Irlande, comme dans les états de l’Europe continentale. Ainsi, pendant une série d’années, il doit y avoir une demande extraordinaire de froment qui s’élèvera à plusieurs millions d’hectolitres. La crainte qu’on a semée dans le public de voir tomber cette denrée à vil prix d’ici à quelque temps n’a donc aucun fondement ; c’est une de ces fantastiques terreurs qu’accréditent la cupidité de celui-ci, l’ignorance profonde de celui-là, la légèreté d’un troisième. L’appréhension contraire, celle d’une constante cherté pendant une certaine période, est la seule qui soit malheureusement légitime.

Pour la France plus que pour toute autre nation, l’adoption de la liberté du commerce des subsistances par l’Angleterre donne à la question un tout autre caractère. Cette mesure du gouvernement anglais va diminuer nos ressources alimentaires, car nous allons exporter beaucoup de nos productions dans la Grande-Bretagne. Nous sommes les plus proches voisins des Anglais. Toutes les denrées usuelles que leur tarif ne frappait pas d’exclusion allaient déjà en grande quantité de Bretagne et de Normandie à Londres : c’étaient des fruits, c’étaient des œufs surtout. La valeur des neufs de France expédiés en Angleterre était presque aussi forte[1] que celle de nos vins consommés par les Anglais, parce que, de ces deux commerces, l’un était libre et que l’autre est enchaîné. Désormais ce sera du bétail, ce sera du blé. J’ai tort de parler au futur : nous sommes maintenant au nombre des principaux fournisseurs de l’Angleterre pour le bétail, les premiers probablement. Déjà, avant qu’elle eût fait sa réforme douanière, nous lui envoyions à peu près autant de bœufs que nous en recevions nous-mêmes. En 1845, par exemple, nous avions pris au dehors 5,046 bœufs, et nous en avions expédié en Angleterre 4,812, sur 6,512 dont se composait notre exportation totale. Désormais nos herbagers de la Basse-Normandie doivent adresser leurs bêtes au marché de Smithfield tout aussi volontiers qu’à celui de Poissy. Le premier voyage ne sera pas plus cher que le second. Il en sera de même infailliblement d’une partie du blé des départemens que baigne la Manche, dès que la crise actuelle sera passée, à moins que notre échelle mobile ne se mette en travers. Non-seulement nous perdrons les alimens que nos cultivateurs expédieront en Angleterre, mais encore nous devrons cesser de compter sur certains approvisionnemens

  1. En 1845, la valeur officielle des vins de France expédiés en Angleterre a été de 5,365.000 fr., celle des œufs de 4,480,000 fr.