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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/978

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notre situation littéraire, on verra que tout le mal vient de ces deux causes. Ce sont là les deux sources empoisonnées qui portent la destruction dans les plaines les plus riches et corrompent les meilleures semences. Oui, nous sommes infatués de nous-mêmes. Cette littérature, qui avait débuté avec enthousiasme, s’est arrêtée tout à coup dès le commencement de sa tâche, et elle s’est adorée avec une confiance inouie. Ne lui donnez pas un conseil, un avertissement : elle règne, elle est irresponsable, et la critique est un crime de lèse-majesté. Comment, en effet, pourrait-elle accepter la discussion, cette parvenue superbe, qui regarde de si haut la philosophie et la politique, et qui veut bien proposer à l’état sa collaboration ? On serait bien venu à la reprendre humblement sur quelque point décisif, quand elle parle chaque jour de son trône et de sa liste civile ! En même temps, voyez quelle absence de pensée, quelle stérilité maladive ! Les écrivains qui représentent de la façon la plus bruyante cet orgueil puéril sont ceux-là même qui se passent le plus volontiers d’une idée, et qui ont introduit dans nos lettres une plaie inconnue à la France, la manie d’écrire sans but, sans principe, sans qu’un sentiment vigoureux conduise et sanctifie la plume. Encore une fois, tout le mal a été produit par ces deux causes funestes. Songez à cette infatuation du siècle, songez à cette indifférence en matière d’idées, et nos misères, si confuses, si mélangées, s’expliquent tout à coup avec une évidence manifeste. Aidé de cette lumière, je n’ai qu’à raconter ce qui se passe autour de nous, et je tracerai sans le vouloir un tableau complet où nos vices littéraires s’enchaîneront les uns aux autres dans une gradation menaçante.

Il y a une idée bien naturelle à ce temps-ci, et qui devait être proclamée de nos jours avec un sincère enthousiasme : c’est celle de l’influence des lettres et de leur action extraordinaire sur les choses du, monde. Héritiers du XVIIIe siècle, témoins de ces grands changemens politiques, de ces révolutions immenses décrétées et accomplies par l’esprit de l’homme, nous avons dû comprendre plus vivement que nos pères la puissance irrésistible de la pensée. C’est là, en effet, un de nos dogmes, et jamais ce principe n’a été plus évidemment démontré, jamais on ne l’a célébré avec plus de confiance et d’ardeur. L’orateur romain disait : « O philosophie, maîtresse des affaires humaines ! » Nous devions dire les mêmes paroles avec bien plus d’assurance, et en y attachant un sens tout autrement sérieux, nous, fils de Descartes, fils de Voltaire et de 89. Personne n’y a manqué. Philosophes, historiens, publicistes, tous les penseurs enfin ont célébré cette autorité des idées, et il n’est pas de vérité mieux accréditée aujourd’hui. Vérité glorieuse ! Avouez cependant qu’elle nous a été fatale. Ce qui se disait ainsi de quelques époques privilégiées, nos poètes et nos romanciers se l’appliquèrent bientôt à eux-mêmes avec une candeur merveilleuse.