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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/980

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convictions fortes, aux principes qui animent toute une vie, et qu’enfin, puisque cette influence des lettres est si grande, elle mérite bien qu’on l’achète par d’énergiques efforts et de douloureux sacrifices. Hélas ! ce fut tout le contraire qui arriva. Au lieu d’enfanter l’émulation, au lieu d’encourager les efforts patiens, cette foi des écrivains dans leur importance sociale sembla leur donner des privilèges inouis et des dispenses miraculeuses : ils crurent de la meilleure foi du monde qu’ils pouvaient se passer du travail. Ce que l’étude seule peut donner, ce que la réflexion opiniâtre peut seule acquérir, ils s’imaginèrent que leur instinct sublime le possédait sans lutte. S’attribuer une mission supérieure et se croire dispensé du travail, faire d’ambitieuses préfaces pour des livres qui n’existaient pas, s’asseoir sur le trépied prophétique et balbutier des lieux communs puérils, cela devint bientôt une maladie contagieuse. Qui ne se rappelle avec quels pompeux enfantillages les hommes d’imagination réclamaient leur place à côté des hommes d’état ? Double faute, qui révélait à la fois et un insatiable orgueil et un profond oubli de leur dignité vraie ; ces ambitieux esprits reniaient ainsi les lettres au moment même où ils semblaient écrire pour elles de si hautaines apologies. Les avertissemens ne leur avaient cependant pas manqué, et, puisqu’il faut citer des noms propres, je prendrai mes exemples parmi les maîtres. On n’a pas oublié le jour où M. Victor Hugo entrait à l’Académie, ni cette brillante séance, ni ce discours éloquent et splendide, où le poète, expliquant sa généalogie, citait les plus grands noms de l’histoire, et invoquait sans façon le vainqueur de Marengo et d’Austerlitz. On se rappelle aussi avec quelle sévérité courtoise, avec quelle fermeté ingénieuse et polie, il lui fut répondu que ses ancêtres étaient ailleurs. Cette curieuse scène, si originale et si piquante, doit rester, ce me semble, comme un symbole, comme une fidèle image de la transformation qui s’opérait alors dans le monde littéraire. L’illustre poète ne faisait que subir, à son insu, les effets de la situation des esprits ; il cédait, sans le vouloir, aux dangers que je signalais tout à l’heure. Ne fallait-il pas que ces prétentions hautaines fusent déjà un mal très répandu pour que le maître le plus fêté de la nouvelle école fût conduit à déplacer d’une manière si étrange ses origines littéraires et sa parenté intellectuelle ?

Que vont devenir cependant, si ce vent-là souffle trop fort, tant d’imaginations légères, tant d’esprits éclatans, charmans, passionnés, mais à qui manquent la provision et la sauvegarde du voyage, je veux dire un principe à défendre, un idéal à poursuivre ? Ils avaient besoin d’une direction sévère, et voilà qu’avant de commencer leur tâche, ils s’enivrent d’eux-mêmes ! Ils étaient pleins de feu et d’enthousiasme, ils parlaient de l’art et de la poésie comme des lévites parlent de leur dieu, et déjà, entraînés par des influences funestes, ils méconnaissent cet