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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/1066

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Elle a réveillé en elle, en même temps que le sentiment de la pitié et l’humanité, celui de la conservation. L’Angleterre a compris que pour elle-même il fallait, d’une manière ou d’une autre, régler le sort de l’Irlande. Elle a fait trêve à ses querelles politiques ; les partis ont gardé le silence dans ce grand désastre, comme on se met à parler bas dans un cimetière. Et l’Irlande en effet n’était plus qu’un vaste cimetière, ou plutôt un charnier, car on avait renoncé à enterrer les morts. Comme dans Macbeth, on aurait pu dire : « Quand la cloche de la mort sonne, on ne demande plus pour qui. » Il faudrait remonter au siège de Jérusalem, emprunter à Manzoni l’effrayant tableau de la peste de Milan, pour donner une idée du spectacle qu’a offert l’Irlande cette année. Lord Brougham disait que ni dans les pages de Josèphe, ni sur les toiles du Poussin, ni dans les chants désespérés de Dante, on ne pouvait rencontrer rien de semblable. Lord John Russell appelait cela « une famine inconnue dans les temps modernes, une famine du XVIe siècle frappant une nation du XIXe. » Dans quel siècle, dans quel pays, dans quelle histoire, dans quel roman aurait-on pu rencontrer des horreurs pareilles à celles qui désolèrent le village désormais célèbre de Skibbereen ? Quand un étranger maintenant va en Irlande, il demande où est Skibbereen ; on lui montre sur la carte un petit point noir, une tache imperceptible, mais indélébile. C’est de Skibbereen qu’on a rapporté ceci, que nous traduisons :


« Quand le médecin entra, il trouva la fille étendue sur un misérable tas de paille, à côté d’un cadavre qui était déjà vert de putréfaction… Elle était ainsi avec ce corps depuis deux jours… Le père prit le corps de sa femme, le porta au cimetière, et le laissa sur une tombe. Un paysan qui passa le lendemain l’enterra, après quoi il alla prendre sa fille, la porta sur son dos à l’hôpital, et la déposa contre la porte. Elle mourut une demi-heure après… Dans ce village, il est mort depuis le commencement du mois soixante-dix individus, seulement de faim. En passant dans les rues, je remarquai que tous les chiens, que ces pauvres gens aiment tant à avoir chez eux, avaient disparu. On me dit qu’ils étaient morts de faim ; mais, à la manière dont on me répondait, je fus forcé d’arriver à conclure, quelque horrible et incroyable que ce puisse être, que ces malheureux les avaient mangés. »


C’est de ce lieu maudit qu’il vint à Londres une députation pour demander du secours. L’épouvantable histoire de Skibbereen frappa l’Angleterre de pitié et de terreur, et une souscription fut aussitôt ouverte, en tête de laquelle apparurent les noms de la reine et des ministres ; mais que pouvait la charité privée en présence de pareils désastres ? Le mal avait, par son excès même, cessé d’être un danger pour la sécurité publique. Ce malheureux peuple n’avait pas même la force de murmurer ou de se révolter. Il était terrassé, anéanti ; il ne parlait plus, ne remuait plus ; on ne dire s’il pensait encore. Le spectre de la famine