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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/1084

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désignés à la justice populaire. « Si j’étais un des inspecteurs, disait l’archevêque, je ne donnerais pas une demi journée de ma vie. » De plus, ceux qui voudraient donner le mauvais exemple de travailler seraient eux-mêmes marqués comme des victimes. La distribution des soupes, qui avait commencé depuis quelque temps, confirmait déjà ces tristes prévisions. Contens de leur pitance, les ouvriers restaient les bras croisés, assis sur le bord des routes. Les pêcheurs abandonnaient leurs barques et leurs filets, et se couchaient sur le rivage comme des lazzaroni. L’archevêque en citait auxquels il avait offert de les équiper et de leur donner des provisions ; il avait été obligé d’y renoncer. Et pourquoi ? « Si on leur avait donné des provisions, disait-il, ils les auraient consommées à terre ; si même on les avait mis en mer avec leurs barques approvisionnées, ils seraient revenus à terre dans la première nuit, auraient rapporté les provisions à leurs familles ; et, comptant sur la charité publique, quand elles auraient été épuisées, ils seraient restés les bras croisés. » Et en citant de pareils exemples, l’archevêque de Dublin les couronnait par cette parole, juste peut-être, mais horriblement dure et cruelle : On ne peut pas confier à ces gens-là un morceau de pain.

La conclusion de ce discours est remarquable ; nous devons la citer comme une page éloquente et vigoureuse de l’histoire contemporaine. Les résultats futurs de la loi des pauvres y sont retracés de main de maître. L’archevêque terminait ainsi :


« Vous aurez bientôt en Irlande, non plus deux millions de pauvres, comme aujourd’hui, mais trois, mais quatre millions. Déjà en beaucoup d’endroits les campagnes, avec les fermes abandonnées, ressemblent aux déserts de l’Arabie. Je ne parle point dans l’intérêt des propriétaires irlandais, ni pour préserver leurs terres de la confiscation, car confisquées elles seront. Je parle plutôt pour ce malheureux peuple, qui bientôt sera dans une détresse plus grande que jamais, parce que, quand tout le revenu du pays aura été absorbé, et que les terres seront abandonnées comme des sables, les souffrances deviendront incalculables. On imposera des taxes, et la ruine se propagera comme le feu. On ne pourra lever que la moitié de la première taxe ; alors on en imposera une seconde. De celle-ci on ne lèvera que le quart ; alors on en imposera une troisième, mais qui ne rendra rien du tout. Voilà quelle sera la marche de votre loi des pauvres. Quand les taxes ne rendront plus, on fera appel soit aux districts voisins, soit au trésor public. Si l’on veut frapper d’un impôt additionnel un district voisin, il deviendra aussitôt insolvable, et, comme dans le commerce la banqueroute d’une maison entraîne la chute de plusieurs autres, l’insolvabilité d’un district amènera aussi celle de beaucoup d’autres. Le mal s’étendra comme un incendie dans toute l’Irlande, jusqu’à ce que le royaume-uni tout entier soit obligé de s’imposer une taxe nouvelle, et c’est ainsi qu’on arrivera précisément à ce qu’on veut fuir. Je désirerais de tout mon cœur qu’il fût possible d’introduire cette loi en Irlande sans détériorer la condition du peuple, même au prix