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et Montaigne, les militaires, les diplomates, les femmes, qui nous ont laissé tant et de si belles choses, du XVIe siècle. La pensée fut puissante, mais la littérature proprement dite faiblit, écrasée qu’elle fut par l’invasion de l’antiquité. Sans doute la beauté singulière et la grandeur des monumens antiques contribuèrent beaucoup à l’ascendant qui, à ce moment, leur fut donné sur les esprits ; mais il ne faut pas méconnaître ce qui en fut la cause prépondérante, à savoir le préjugé qui mettait toute antiquité au-dessus du présent, qui faisait dire à Nestor que les héros de la guerre de Troie ne pourraient combattre ceux des âges précédens, qui engageait tous les politiques à chercher dans une restauration impossible le remède à la dissolution progressive des sociétés, et contre lequel le christianisme ne protestait que d’une manière contradictoire, admettant, il est vrai, la supériorité de la loi nouvelle sur l’ancienne et du monde chrétien sur le monde païen, mais supposant aussi un état primitif de perfection et de bonheur. On peut croire aussi qu’à une époque qui venait de sortir des longues et terribles luttes des hussites et du schisme, qui voyait éclater la réformation, et qui sentait déjà les avant-coureurs de révolutions mentales plus profondes, on se porta, par un secret instinct de révolte contre l’autorité religieuse, vers ce paganisme qu’elle avait vaincu et foudroyé, et qu’on ressuscitait par l’érudition comme une sorte d’adversaire encore menaçant. Quoi qu’il en soit, ce ne fut pas par degrés et à l’aide d’une infiltration lente que l’antiquité classique pénétra dans notre littérature ; elle s’y intronisa en conquérante.

De cette déroute où le grec et le latin avaient mis le français, on commença à se rallier dans le XVIIe siècle, et alors parut cet art, une de nos principales gloires, art admirable, plein de raison, de politesse et d’élégance. Il serait superflu de montrer ici combien, malgré ses prétentions contraires, il s’éloigna de l’art antique, qu’il se donnait pour modèle. P.-L. Courier a dit : « Les étrangers crèvent de rire quand ils voient dans nos tragédies le seigneur Agamemnon et le seigneur Achille, qui lui demande raison aux yeux de tous les Grecs, et le seigneur Oreste brûlant de tant de feux pour madame sa cousine. » Mais, j’en demande bien pardon à l’illustre écrivain si épris, lui, et de notre XVIe siècle et de la Grèce antique, est-ce que Racine pouvait faire parler ses héros comme Homère fait parler les siens ? On trouvera dans ce premier livre de l’Iliade la scène parallèle que le poète français a imitée du poète grec. Si Achille avait traité Agamemnon d’impudent, d’ivrogne, d’œil de chien, de cœur de cerf, comment la cour polie qui se plaisait tant à écouter les vers harmonieux de Racine aurait-elle accueilli cette discordance avec ses habitudes et ses conventions ? Qu’auraient dit les élégans courtisans de Louis XIV, qu’aurait dit Mme de Sévigné et ce cortège de femmes spirituelles ? Évidemment Racine devait modifier son