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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/124

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étrangères. Il m’a toujours paru ridicule d’essayer d’établir une prééminence entre les peuples qui composent la république occidentale ; chacun a ses mérites et a contribué pour sa part à l’avancement des sciences et à la splendeur des lettres. Cependant il est certain que ce fut un attribut particulier de la langue française de pénétrer dès un temps reculé chez les étrangers. « Au XIIIe siècle, l’Anglais Mandeville, dit M. Mas de Latrie[1], écrivait en français ses pérégrinations suspectes, comme le Vénitien Marc Paul ses voyages consciencieux, Brunetto Latini de Florence son Trésor, Rusticien de Pise son roman de Meliadus, le Moraïte sa Chronique, Martin de Canale son histoire de Venise, pour ce que, dit ce dernier, langue françoise court parmi le monde et est plus délitable à lire et à ouïr que nulle autre. » Tel était l’état des choses au XIIIe siècle. Il y eut sans doute une diminution dans cet éclat littéraire au XIVe et au XVe siècle, à la suite des horribles malheurs et des dévastations inouies qu’amena la guerre des Anglais. Toutefois la tradition se reprit au temps de Louis XIV, mais ce ne fut rien de nouveau, et de nos aïeux du XVIIe siècle on doit seulement dire ce que dit l’Hector d’Homère (on me permettra d’employer ici, par anticipation, le vieux français), qu’ils

Soutinrent le grand loz de leurs pères et d’eux.
(ἀρνύμενος πατρός τε μέγα ϰλέος ἠδ’ ἐμὸν αὐτοῦ.)


III. — DE LA GRAMMAIRE.

Bien que le vocabulaire du français moderne ne soit pas complètement celui du vieux français, bien que des mots soient tombés en désuétude et que quelques-uns aient changé de signification, cependant ce n’est pas là que gît la dissemblance la plus considérable ; elle tient à la grammaire, qui a dans la vieille langue des particularités presque complètement effacées dans la nouvelle. On peut très brièvement indiquer ce qu’il y a de plus saillant.

Le point essentiel, c’est que l’ancien français a une déclinaison. Sans doute elle est très mutilée et ne présente qu’un débris de la déclinaison latine ; mais elle n’en existe pas moins, et elle influe sur la construction de la phrase et l’arrangement des mots. Rien de plus simple à expliquer et à retenir : au singulier, les noms masculins ou ceux qui ont une terminaison masculine prennent une s quand ils sont sujets de la phrase, et n’ont point d’s quand ils sont régime. Les noms féminins sont invariables. Pour le pluriel, les premiers sont sans s au sujet et prennent l’s au régime ; les seconds prennent l’s dans toute position. Ainsi la phrase moderne : l’homme mène le cheval, peut se rendre de

  1. Bibl. De l’École des Chartes, 2e série, tome II, page 544.