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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/222

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sans en recueillir les bénéfices, et n’ont pas la consolation de la pauvreté dans les beaux climats, le loisir. Sans cesse le fellah est exposé au bâton des agens d’un pouvoir qui semble avoir pris pour devise ce proverbe russe : Un homme battu vaut mieux que deux qui ne l’ont pas été. Les huttes en terre sont basses et étroites ; ce sont des tombeaux de fange : aussi la condition du fellah est méprisée non-seulement par le Bédouin, libre citoyen du désert, mais par l’artisan des villes. De cette misère résulte un grand abaissement moral. Tout fellah est mendiant. C’est bien autre chose qu’en Italie, où cependant j’ai vu un bourgeois romain mendier à domicile, et, assis sur sa porte, tendre la main à l’étranger qui passait, où sans cesse les abbés et les gentlemen à qui vous demandez votre chemin, qui se plaisent à vous accompagner, à vous donner des renseignemens sur les lieux célèbres, à vous faire admirer les beautés de la nature et de l’art, interrompent brusquement leur instructive conversation pour vous demander l’aumône. Ici le cri de bakchich ! bakchich ! (cadeau) retentit de toutes parts ; les enfans qui savent à peine parler le balbutient du plus loin qu’ils aperçoivent un étranger, quoiqu’ils sachent bien que l’étranger ne se dérangera pas de son chemin pour aller leur porter le bakchich. C’est une habitude qu’on ne saurait, à ce qu’il paraît, leur donner de trop bonne heure, et qu’ils se garderont de perdre jamais.

Tout est permanent sur cette immobile terre d’Égypte. L’habitant des rives du Nil a beaucoup gardé de ses ancêtres. J’ai indiqué chez les Coptes quelques-unes de ces curieuses ressemblances des usages antiques et des usages actuels ; on peut en signaler d’autres chez les fellahs et montrer par là que ceux-ci appartiennent au moins en grande partie à la vieille souche égyptienne. Plusieurs de ces curieux rapports ont été remarqués par d’autres voyageurs ; quelques-uns n’ont été, que je sache, relevés nulle part. En voyant le simple repas de nos matelots, la frugalité des Égyptiens me revient toujours en mémoire. Leurs descendans boivent de la bière comme eux en buvaient au temps d’Athénée et d’Hérodote. Un trait de caractère bien frappant des anciens Égyptiens, c’est cet étrange point d’honneur qu’ils mettaient à ne vouloir payer l’impôt qu’après avoir reçu un certain nombre de coups de bâton. Il en est exactement de même aujourd’hui, et Ammien Marcellin, qui nous apprend cette particularité, semble avoir copié un touriste du XIXe siècle. Du reste, aux deux époques, c’est un lamentable effet de l’oppression. L’Égyptien d’aujourd’hui, comme l’Égyptien d’autrefois, comme le Juif du moyen-âge, prolonge le plus long-temps qu’il peut une résistance qu’il sait être inutile ; c’est son amour-propre et sa vengeance d’esclave de faire attendre ce qu’il ne peut refuser.

Le penchant au vol est aussi un penchant que développe la servitude. Pourquoi celui dont la propriété n’est pas assurée respecterait-il la propriété