Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/250

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ni sur les lèvres. Pour nous, malgré notre fierté naïve, cet enthousiasme factice nous embarrasse un peu. Quand nous songeons aux motifs qui poussent le fougueux publiciste et à la haine fiévreuse dont ce langage est empreint, nous nous tenons sur nos gardes. S’il faut tout avouer enfin, ce don qu’il nous fait de lui-même nous inquiète et nous épouvante.

Une réflexion pourtant devrait nous rassurer. M. Arnold Ruge est un écrivain de l’école hégélienne, c’est-à-dire une intelligence très germanique. Il a beau se révolter contre son pays, il en conservera bien quelque marque ineffaçable. Cet homme que nous gagnons à nos idées n’aura pas perdu pour cela l’originalité native de sa race, il nous apportera autre chose qu’une maladroite contrefaçon de notre esprit. Hegel a tellement exalté sa patrie, il a donné aux peuples du Nord un sentiment si enthousiaste de leur mission dans le monde, qu’un disciple de cette grande école ne peut oublier long-temps les dogmes du maître. Ne se souviendra-t-il pas que Hegel, dans sa Philosophie de l’histoire, divise la vie du genre humain en trois grandes périodes, et qu’après l’époque orientale, après l’époque grecque et romaine, arrivé aux premiers siècles de notre ère, il donne fièrement le nom de germanique à cette période qui est chrétienne avant toute chose ? Lorsque Hegel exprimait son enthousiasme pour la race allemande, il semblait parfois le prêtre d’une religion ; il comparait son peuple à ces habitans de Samothrace qui étaient investis du sacerdoce suprême, ou à la famille des Eumolpides qui avait la garde des mystères d’Éleusis. Le disciple d’une philosophie qui a proclamé en termes si magnifiques la mission de l’Allemagne reniera-t-il toujours sa devise et son blason ? Le pays de Luther et de Frédéric-le-Grand, de Goethe et de Hegel, occupe une place trop considérable dans la civilisation européenne pour qu’un de ses enfans persiste à n’en pas tenir compte. Voilà ce que nous pensions en voyant l’impétueux écrivain obéir si vite à ses rancunes. Nous avions tort le souvenir des doctrines de son maître ne l’arrêtera pas ; il supprimera d’un trait de plume toute cette partie du système de Hegd, et l’Allemagne sera rayée de la carte. « Depuis Athènes et Rome, dit M. Ruge, l’histoire des hommes n’a été que l’histoire de leurs absurdités, et la nouvelle phase de l’humanité régénérée est bien jeune encore. Elle commence avec la révolution française, car alors seulement on s’est rappelé qu’il y a eu jadis dans le monde des héros, des républicains et des hommes libres. »,Le XVIIIe siècle ne croyait pas qu’il y eût dans l’histoire entière plus de quatre époques importantes Périclès, Auguste, Léon X, Louis XIV, étaient les maîtres de ces périodes privilégiées. Au contraire, un mérite sérieux de notre temps, c’est l’impartialité de son esprit. Nous ne dédaignons plus, nous ne maudissons plus. Le genre humain a été absous à ses âges divers, dans ses