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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/263

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cet être chimérique, Dieu, qui profitait du progrès de l’humanité. Quand le genre humain, après le long sommeil de l’Inde, s’est réveillé en Grèce, il ne s’est pas écrié : Je suis libre ! il a adoré la sage Minerve et l’intrépide Apollon. Quand l’humanité s’est élevée au-dessus du polythéisme, elle n’a pas contemplé avec orgueil l’œuvre immense qu’elle accomplissait, elle n’a pas été fière d’avoir produit Platon, Aristote, elle n’a pas joui de sa grandeur ; toutes ses doctrines incomparables, toutes ses sublimes pensées, elle les a données à Jésus ! Pauvre humanité, si magnanime, si généreuse, toujours dépouillée au bénéfice d’une chimère et agenouillée devant le reflet de sa propre gloire ! De cette gradation toujours croissante, il résulte que plus une religion est haute, plus l’homme est misérable ; car, si la religion est plus élevée, si le dieu est plus pur et plus vrai, il ne l’est qu’aux dépens de l’homme. La grandeur de Dieu correspond toujours à la misère du genre humain. Dans l’antiquité grecque, la religion était moins élevée et l’homme valait mieux ; il était plus libre, plus maître de ses facultés, c’est-à-dire qu’il s’était moins dépouillé pour son dieu. Restituons donc, dit M. Feuerbach, restituons à l’humanité la pleine conscience de son être. Qu’elle cesse de donner à un être de fantaisie ce qui lui appartient en propre ; qu’elle ne fasse plus deux parts de sa nature, qu’elle se sache Dieu !

Certes, exposé ainsi brièvement et réduit à ses résultats précis, le système de M. Feuerbach est monstrueux ; mais l’ouvrage qui le contient (l’Essence du Christianisme, Das Wesen des Christenthums) révèle un talent de dialectique incontestable. Il y a, chose étrange ! une subtilité prodigieuse au service de ces doctrines si tristement grossières. Ce talent de l’écrivain, cet appareil scientifique, cette finesse extraordinaire, cachèrent à bien des yeux la banale vulgarité de ces erreurs ; le livre de M. Feuerbach exerça une influence décisive sur les jeunes hégéliens et sur les nouvelles générations qu’attire chaque année leur drapeau. Aussi bien M. Feuerbach n’est pas un de ces aventuriers qui ont besoin de scandale : c’est une intelligence austère. Fils d’un des plus grands jurisconsultes de l’Allemagne, il a été façonné de bonne heure aux sévères travaux de l’esprit, et sa laborieuse jeunesse a donné à la science plus d’un gage précieux. Avant de se jeter dans ces voies extrêmes, il a publié d’excellentes recherches sur la philosophie moderne : Bacon, Jacob Boehme, Descartes, ont été l’objet de ses études spéciales, et son histoire de la pensée métaphysique depuis Leibnitz jusqu’à Kant est une des meilleures productions de l’école hégélienne. L’athéisme, entre les mains de M. Feuerbach, n’était donc pas le paradoxe d’un aventurier impudent : c’était une doctrine grave, exposée scientifiquement par un dialecticien consommé. Toute la jeune gauche hégélienne s’est précipitée avidement dans cette voie. Depuis long-temps, tout tendait vers