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dans la tombe pour ne vous relever jamais, et que tous ceux-là soient libres que vous avez enchaînés si long-temps ! Mort est le peuple, et moi je vis !… Demain, ô Allemagne ! on te portera au tombeau ; les nations, tes soeurs, t’y suivront un jour ; quand elles y seront toutes, quand l’humanité sera ensevelie, alors je serai libre, je serai joyeux, j’aurai recouvré mon héritage ! »

L’auteur, dans la première partie de son travail, a donc fait table rase. Maintenant voilà l’individu tout-à-fait libre, le voilà maître de lui-même, et le tableau de sa félicité ne sera pas moins curieux que cette lutte contre le Pfaffenthum. Qu’une plume se soit trouvée pour écrire de pareilles choses, pour les écrire avec tant de sang-froid, avec une si correcte élégance, c’est un mystère incompréhensible. Il faut avoir lu ce livre pour être persuadé qu’il existe. Un de nos écrivains l’a dit : lorsque l’esprit allemand n’est pas dans la nue, il rampe. M. Stirner s’est chargé de justifier cette sévère parole ; il est impossible de traîner plus bas ce noble esprit germanique que tant de poètes et de métaphysiciens avaient accoutumé à l’infini. Comment faire comprendre à un lecteur français cette exaltation dans le néant ? Tout à l’heure, quand M. Stirner attaquait toute espèce d’idéal, cette lutte impossible donnait à sa pensée comme une apparence de poésie ; il y avait parfois en lui la hardiesse du guerrier, et la témérité folle de son entreprise cachait du moins ce qu’il y a de vulgaire dans ses doctrines. Maintenant que sa bataille est gagnée, maintenant qu’il célèbre sa liberté conquise, la platitude de sa pensée va paraître toute nue. Imaginez toutes les conséquences que renferme cette situation de l’individu resté seul sur les ruines du monde moral ; M. Stirner n’en oublie pas une. Ces résultats dont la pensée seule vous effraie le remplissent de joie. Il glorifie l’égoïsme comme d’autres glorifient le dévouement. Qu’on me dispense de présenter ce tableau. Un des plus beaux résultats de M. Stirner, celui qu’il proclame comme la bonne nouvelle, c’est que, la règle du devoir n’existant pas, il n’y a pas d’infraction possible à cette règle. Qu’est-ce qui fait le pécheur ? C’est la loi morale. Si cette loi ne disait pas : Il est bien de faire ceci et mal de faire cela, toutes nos actions seraient également bonnes. Il n’y aura donc plus de mal, plus de péché, plus de crime. Admirable profondeur de cette science nouvelle ! M. Feuerbach se réjouissait aussi d’avoir détruit l’impiété en instituant l’athéisme.

Le vrai mérite de M. Stirner au milieu de tant d’extravagances, c’est qu’il a dit le dernier mot de la jeune école hégélienne. C’est là ce qui fait supporter la lecture de cet étrange manifeste, bien que le froid vous gagne de toutes parts. Par l’excès même du mal, il a rendu à cette patrie qu’il maudit un service immense. Que ce soit là son excuse. Cet athéisme hégélien qui endormirait l’Allemagne au moment des crises prochaines se détruit lui-même dans le livre de M. Stirner. Il est impossible