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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/289

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Ce prince y fut accompagné
De maint courtisan bien peigné,
De dames charmantes et sages,
Et de plusieurs mignons visages.
Le premier acteur de ce lieu,
L’honorant comme un demi-dieu,
Lui fit une harangue expresse
Pour lui témoigner l’allégresse
Qu’ils reçoivent du rare honneur
De jouer devant tel seigneur.

À ce moment, Molière avait trente-sept ans accomplis. Il en avait employé treize à courir les provinces, à réciter, partout où on avait pu lui prêter un jeu de paume, une grange, un hangar, les rôles qui lui étaient dévolus dans les œuvres dramatiques des auteurs de ce temps. Il avait produit seulement de lui-même, outre ces joyeuses farces où il excellait, deux comédies, qui réellement ne se distinguaient de son bagage d’emprunt que par des saillies de vérité plaisante, des traits de caractère bien saisis et une verve puissante de naturel dans le dialogue, distinction bien facile à trouver aujourd’hui que ses immortels chefs-d’œuvre servent en quelque sorte de commentaires à ses essais. Comédien déjà vieilli, auteur peu fécond et osant peu, avec tout ce passé derrière lui, dont nous ne savons rien, mais où il dut y avoir, sinon des torts, au moins des chagrins et des misères, le voilà revenu dans Paris, où c’est à peine si l’on peut se souvenir de sa jeunesse, où nous ignorons encore si sa famille le reconnaît et l’accueille. Il s’y montre d’abord à la cour comme acteur tragique ; puis, sur le théâtre dont on lui concède une moitié, il fait connaître au public de la ville ses deux pièces usées par la province. Après trois mois de représentations, le curieux Loret, Loret qui n’est pas dédaigneux, tant s’en faut, ne semble connaître ni son nom, ni ses ouvrages, et c’est encore ici, souvenons-nous-en bien, le seul témoin de ce qui était alors actuel, le seul qui parle du fait de la veille, tellement seul, que le témoignage par nous transcrit était resté jusqu’à présent inaperçu.

Pourtant Molière a un théâtre, un protecteur, un titre à mettre sur son affiche. La troupe des comédiens de Monsieur n’est, il est vrai, que la troisième dans cette heureuse ville de Paris. Avant elle sont établies, d’abord celle de l’hôtel de Bourgogne, « la troupe royale, » dont l’ancienne popularité vient d’être rajeunie par l’acteur Floridor, successeur de Bellerose, et par le glorieux réveil de Corneille l’aîné (24 janvier) dans la tragédie d’OEdipe ; puis celle du Marais, où Jodelet figure encore, et que semble soutenir l’inépuisable fécondité de Corneille le jeune. Toute une année se passa ainsi à lutter contre les deux théâtres rivaux avec un vieux répertoire et des comédiens inconnus. Seulement, et c’est Loret qui nous l’apprend, un déserteur de la troupe du Marais passa dans celle de Molière :

Jodelet a changé de troupe,
Et s’en va jouer tout de bon
Désormais au Petit-Bourbon.
(Lettre du 26 avril 1659.)