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— tant est souveraine cette déférence au fait extra-légal sous tous ses aspects, — s’inquiète bien moins de prendre un passeport de l’alcade qu’un sauf-conduit du voleur. Ainsi du reste. C’est là du désordre, si l’on veut, mais avec toutes les conditions de l’ordre, et il suffit de s’entendre. En France, la légalité c’est la route ; en Espagne, c’est l’écueil, et chacun cherche de son mieux à l’éviter. Aussi, quelle indulgence suprême pour l’imprudent qui s’est heurté contre l’écueil ! On l’excuse, on le plaint. Qui peut se flatter de louvoyer constamment juste entre les surprises toujours nouvelles du code et les tentations souvent légitimes de l’intérêt individuel ? Chacun contemple avec une commisération sentie, dans cette victime des hasards de la lutte sociale, l’image de ce qu’il sera peut-être dimanche. Le bagne, par exemple, ne laisse en Espagne aucune tache au front des condamnés qu’il rejette, et les vengeances absolutistes ou libérales qui, dans ce siècle, l’ont tour à tour peuplé, en ont fait même une sorte d’honorable initiation. Les plus pures biographies politiques pourraient commencer par ces mots, que nous avons entendu prononcer avec une certaine coquetterie par l’une des notabilités oratoires des cortès : « Quand j’étais aux galères ! » Ego ille qui quondam !

Ce dédain inné, et à beaucoup d’égards excusable, du peuple espagnol pour la théorie légale sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, n’a pas non plus au point de vue gouvernemental les inconvéniens qu’on pourrait supposer. L’illégalité encore ici a pour correctif l’illégalité même. En cas de tiraillemens extrêmes dans le domaine des lois, le gouvernement supprime ou suspend les lois, et tout est dit. Rien, en Espagne, ne se pardonne plus aisément qu’un coup d’état. La bonne foi péninsulaire répugnerait à dénier au pouvoir, dans la sphère de son intérêt politique, ce droit de libre arbitre qu’elle reconnaît au dernier des manolos dans les limites de l’intérêt privé. Si le pouvoir hésitait, loin de lui savoir gré de ses scrupules, on n’y verrait qu’un aveu de faiblesse. Cette disposition des esprits à amnistier la force est bien moins un danger qu’une garantie pour le progrès. Le pouvoir, en Espagne, est, en effet, dans une situation telle, qu’il représente nécessairement la pensée réformiste. Il n’a pas, nous le verrons, de libéralisme extrême à contre-balancer. Les diverses fractions soi-disant progressistes qui l’ont assailli depuis quatorze ans ne sont qu’une des formes de la réaction, que le népotisme et la vénalité déguisés en parti. Mais parcourons, à la suite de l’inoffensif Andres, les autres recoins politiques de cette galerie de mœurs. Il nous révèlera, sans penser à mal, dans cette berquinade railleuse, l’un des plus absurdes contresens de l’organisation militaire. Je voudrais que notre concision française me permît de rendre tout ce qu’il y a de naturel, de couleur locale, de batueco, dans ce bavardage musard et traînard du bonhomme :