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étaient les romans d’alors, c’est bien à Milet qu’ils devaient naître) ; en un mot, elles donnaient le ton, et elles seules pouvaient le donner. Les femmes honnêtes n’avaient qu’une existence latente, celles-ci avaient seules une existence visible et effective. Et cela explique, pour le dire en passant, comment presque toutes les femmes qui figurent dans la comédie antique sont des courtisanes ; on n’en pouvait point montrer d’autres sur le théâtre, parce que l’on n’en voyait point paraître d’autres dans la vie.

Telles étaient les mœurs des courtisanes grecques ; disons maintenant, par occasion, quelques mots des principales.

Aspasie, de Milet, apporta à Athènes les mœurs ioniennes. Elle devint la maîtresse de Périclès et le maître de Socrate, qui allait partout où il croyait pouvoir s’instruire et enseigner. Cela, et peut-être la manière dont elle enseignait elle-même, la fit surnommer Socratique. Qu’on ne se méprenne pas au mot enseigner ; c’était en se jouant qu’elle abordait avec Périclès et Socrate les plus hautes questions de la philosophie et de la politique, cela n’ôtait rien à sa grace. Alcibiade venait aussi chez elle, comme Saint-Évremont chez Ninon de l’Enclos, et ne profitait pas moins de ses leçons que de celles de Socrate. Ce n’est pas seulement dans l’art de la parole que celui-ci la reconnut pour son maître, il la déclara aussi, en plaisantant, son maître d’amour ; ce qui ne veut pas dire qu’il l’eut pour maîtresse, comme quelques-uns l’ont prétendu quoi que puisse conter le moqueur Lucien et sur ce point et sur un autre encore, la pureté de Socrate est hors de tout soupçon. Périclès, conçut pour Aspasie une passion si vive, qu’il répudia sa femme pour l’épouser. On dit même qu’il en eut un fils auquel les Athéniens ne craignirent pas d’accorder le titre de citoyen. Au reste, Thémistocle, le général Timothée, l’orateur Démade, le rhéteur Aristophon, Bion le philosophe, étaient aussi fils de courtisanes ; ce qui ne les empêcha ni d’être illustres, ni d’aimer les courtisanes à leur tour. « Ce petit garçon que vous voyez là, disait Thémistocle à ses amis, est l’arbitre de la Grèce, car il gouverne sa mère, sa mère me gouverne, je gouverne les Athéniens, et les Athéniens gouvernent les Grecs. » Périclès en eût pu dire autant d’Aspasie, c’est à cause d’elle que la guerre de Samos, puis celle de Mégare, qui amena celle du Péloponnèse, eurent lieu. Voici comme Fontenelle le raconte, d’après Aristophane et Athénée : « La guerre du Péloponnèse vint de ce que de jeunes Athéniens, qui avoient bu, allèrent à Mégare enlever la courtisane Simaetha, et que ceux de Mégare, pour se venger, enlevèrent deux demoiselles d’Aspasie ; ce qui fut cause que Périclès, qui étoit tout-à-fait dans les intérêts d’Aspasie, fit traiter Mégare d’une manière si dure, que cette ville fut obligée d’implorer le secours des Lacédémoniens. » C’est pourquoi le poète comique Eupolis la surnomma Hélène, comme ayant causé, elle aussi,