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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/363

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O suavis anima, quale te dicam honum
Antehac fuisse, tales quum sint reliquiae !

Halcyonius, savant du XVIe siècle, dans un dialogue latin, fait parler ainsi Jean de Médicis, qui fut plus tard Léon X :

« J’ai entendu dire dans mon enfance à Démétrios Chalcondyle, homme très savant dans les lettres grecques, que des prêtres chrétiens avaient eu assez de crédit auprès des empereurs byzantins pour obtenir d’eux la faveur de brûler en entier un grand nombre d’ouvrages des anciens poètes grecs, qui contenaient des peintures amoureuses et des sentimens licencieux, et qu’ainsi furent détruits les comiques Ménandre, Diphile, Apollodore, Philémon, Alexis, et les lyriques Sappho, Érinne, Anacréon, Mimnerme, Bion, Alcman, Alcée. On les remplaça, ajoutait-il avec un peu de malice, ce semble, par les poèmes de notre Grégoire de Nazianze, qui, pour inspirer des sentimens plus religieux, ne peuvent pas prétendre cependant à une élégance aussi attique. Si ces prêtres ont été honteusement impies envers les poètes grecs, ils ont donné un grand témoignage de piété catholique. »


On vient de lire les poésies de Sappho, éclairées par ce que nous savons de sa vie et des mœurs grecques : que conclure ? Que Sappho fut une courtisane et une Lesbienne, mais une femme d’une ame élevée, d’un noble cœur, et un grand poète. En un mot, idéalisez le plus possible une de ces courtisanes dont nous avons décrit l’éducation intellectuelle et physique si complète et si raffinée ; douez-la d’une ame inspirée, d’une imagination ardente et de cette faculté particulière qui produit le style : vous aurez Sappho. On a vu que cette alliance déplorable de tant de corruption et de tant de génie s’explique par la constitution même de la société antique, dans laquelle la femme ne pouvait prendre part à la vie littéraire et publique qu’à la condition de mettre toute pudeur sous ses pieds. Les courtisanes seules pouvaient devenir musiciennes, poètes ou philosophes ; elles seules pouvaient s’instruire et cultiver leur esprit dans ces écoles où l’art était un appendice à la science de la volupté, et où la prostitution même prenait les proportions de l’art ; elles seules pouvaient, au sortir de ces écoles, s’attacher aux pas d’un artiste ou d’un philosophe, et profiter de ces entretiens subtils ou de ces leçons élevées qui achevaient de développer leur intelligence virilement ; elles seules pouvaient prendre rang dans le monde, comme nous dirions aujourd’hui, ou, pour mieux dire, elles seules pouvaient être les premiers élémens de ce que plus tard on a appelé le monde. Elles seules enfin pouvaient devenir fameuses et faire parler d’elles soit en mal, soit en bien, tandis que nous avons entendu Périclès déclarer solennellement que, pour les femmes vertueuses, l’un et l’autre était également à redouter.


ÉMILE DESCHANEL.