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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/439

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poussant tantôt l’exaltation chevaleresque jusqu’à la folie et l’abnégation jusqu’au ridicule, tantôt le bon sens jusqu’à la trivialité et à l’égoïsme. Don Quichotte et Sancho Pança ne sont point des symboles, comme on l’a dit ; ce sont bien des types humains marqués du sceau de la nationalité espagnole. L’oeuvre dramatique qu’on pourrait avec le plus de raison citer à côté de celles-ci pour sa profondeur morale, pour la sagacité pénétrante avec laquelle le vice est étudié et l’inexorable crudité avec laquelle il est mis à nu, c’est la Celestina, fruit de l’inspiration licencieuse du bachelier Rojas. Rien ne peut produire un effet plus saisissant que ce drame audacieux dont les principaux personnages sont une entremetteuse qui farde son infamie pour mieux semer la corruption, et une jeune fille qui se laisse prendre au piège de son amour. Dans ces vingt actes pleins d’une philosophie brutale, l’auteur a accumulé d’un côté tout ce que l’hypocrisie féminine peut avoir de ressources pour atteindre et flétrir la vertu naïve, de l’autre tout ce qu’il peut y avoir de tendresse, d’émotion, d’inquiétude et d’effroi dans un cœur vierge ; il pénètre hardiment dans les lieux de débauche, se fait l’historien des mœurs impures qui y règnent ; il épaissit cette fétide atmosphère du vice autour de la figure si chaste et si noblement passionnée de Mélibée, la jeune amante de Calixte. L’insouciant bachelier promène son regard effronté et méprisant sur ce monde qu’il conduit vers une catastrophe tragique à travers les incidens les plus grotesques, semant à chaque pas sa satire plus que libre. Singulier tableau de corruption ! peinture équivoque et graveleuse, empreinte d’un sensualisme digne de l’Italie du XVIe siècle, et qui contraste étrangement avec les tendances spiritualistes du génie espagnol ! Mettez, en effet, cette tragi-comédie, qui a une entremetteuse pour héroïne, à côté des mystiques ardeurs de sainte Thérèse et des pures inspirations lyriques de Luis de Léon. Sans créer d’analogies factices, on peut rapprocher Rojas d’un poète français fort ami de peintures du même genre et qui est venu peu après. Qu’on change les conditions d’exécution avec ces élémens qui composent la Celestina, on aura la Xe et la XIIIe satire de Régnier. Il y a dans le personnage de Celestina plus d’un trait qui se retrouvera dans Macette ; ce sont deux dignes sœurs en perversité et en hypocrisie. Régnier a peut-être plus d’art, plus de précision de couleur, plus d’éclat pittoresque, plus de verve amusante ; dans l’œuvre de Rojas, il y a de plus le mouvement du drame, l’enchaînement de l’action, qui, par une insigne fatalité, fait mourir Celestina aux mains de ses complices. Dans les deux écrivains, il y a une égale supériorité d’instinct, la même liberté de satire, la même facilité insouciante à remuer ces tristes plaies de notre nature, cette lie des voluptés humaines, et une intelligence également vive de la réalité. Malheureusement cette vigueur d’observation et de peinture est rare au théâtre en