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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/474

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feuilles, ses boutons et ses fleurs, car elle a pris sa force et sa sève dans ces soins que lui ont prodigués les travaux latens de l’esprit. Voilà comment je comprends le sage ; Emerson appartient à cette classe de philosophes.

Emerson a toutes les qualités du sage : l’originalité, la spontanéité, l’observation sagace, la délicate analyse, la critique, l’absence de dogmatisme. Il rassemble tous les matériaux d’une philosophie sans parvenir à la réduire en système ; il pense un peu au hasard et rêve souvent sans trouver de limites bien fixes où s’arrête cette rêverie. La principale qualité du sage, qui est la critique, est éminente dans Emerson. Il dit dans un de ses essais : « L’homœopathie est insignifiante comme art de guérir, mais d’une grande valeur comme critique de l’hygiène et de la pratique médicale de notre temps. Il en est ainsi du magnétisme, du swedenborgisme, du fouriérisme et de l’église millénienne. Ce sont d’assez pauvres prétentions, mais de bonnes critiques de la science, de la philosophie et du culte du jour. » Les livres d’Emerson sont aussi fort remarquables, non-seulement par la philosophie qu’ils renferment, mais encore par la critique de notre temps. Nos systèmes démocratiques étouffent-ils l’individu au sein des masses, Emerson se lève et proteste hardiment au nom des droits de la personnalité humaine. L’égoïsme nous envahit, la richesse et l’ambition nous sollicitent : Emerson prend l’individu et lui dit : « Crois-en ta pensée. » L’industrie tue l’idéal, elle se promène à travers le monde, le proclamant sa conquête : Emerson, après Jean-Paul qui la flétrit si énergiquement sous le nom d’artolâtrie, après Carlyle qui la nomme un héroïsme sans yeux, lui reproche de manquer d’amour et lui déclare qu’elle ne sera vivante qu’après avoir banni l’égoïsme de son sein. La manie des voyages nous distrait, les touristes ridicules abondent parmi nous ; Emerson baptise les voyages du nom de paradis des fous. Nous nous traînons dans l’ornière de l’art ; n’osant pas penser d’une manière originale, nous écrivons des biographies et des critiques ; Emerson nous invective amèrement : « Pourquoi n’aurions-nous pas un art original, une philosophie d’intuition et non plus de tradition ? Nos pères contemplaient Dieu face à face, et nous à travers leurs yeux. Le soleil brille encore aujourd’hui. » Partout il nous montre nos infirmités, et, comme un apôtre du progrès, se lève et semble répéter les belles paroles de Faust : « Le monde des esprits n’est pas fermé. Debout ! baigne, disciple, infatigablement ta poitrine féconde dans la pourpre de l’aurore. » C’est un sage ; aussi rien ne l’étonne et ne l’effraie ; il se moque seulement de notre prétendu bien-être et pense que notre vie pourrait être plus simple et plus aisée que nous ne la faisons. Des hauteurs sereines où il trouve le calme, il regarde notre monde, juge que nous en faisons un enfer, raille nos désespoirs ridicules et nos malheurs volontaires, et