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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/477

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que principe ou qu’il en ait obscurci quelque autre. Cette pensée est suggérée par la lecture de chaque page d’Emerson.

Quelle place doivent occuper parmi les livres philosophiques les Essais d’Emerson ? Les Essais de Montaigne ont été nommés le bréviaire des honnêtes gens, c’est-à-dire un de ces livres dont l’homme honnête doit lire chaque jour quelques pages. Les Essais d’Emerson peuvent être lus moins fréquemment ; c’est le soir, lorsque la conversation devient sérieuse et élevée, qu’on peut les apprécier. Hazlitt, le spirituel critique, l’étincelant humoriste, a fait un livre intitulé Table Talk (conversations de table). Ce sont des essais brillans et pleins de verve sur les sujets les plus divers, sur des sonnets de Milton, sur un paysage du Poussin, sur la peinture, sur la lecture des vieux livres, etc. Eh bien ! il me semble que les Essais d’Emerson pourraient s’appeler le Table Talk des philosophes. Nul livre n’est mieux fait pour être lu par une réunion de penseurs, pour leur apporter de nombreux sujets de discussion, pour élever et pour animer leurs entretiens. Emerson a écrit le Table talk des sages ; Hazlitt nous a donné le Table Talk des artistes et des poètes.

Si, comme philosophe, Emerson appartient à la famille des moralistes modernes et des sages anciens, comme écrivain, il est par excellence un de ces esprits rares qui apparaissent dans les littératures, quelquefois pour tenir la place des génies créateurs, quelquefois pour les seconder ou pour tenter des voies nouvelles. Les deux noms de Thomas Carlyle et de Henri Heine indiqueront suffisamment de quelle classe d’esprits nous voulons parler. Ces deux hommes s’élèvent certainement bien au-dessus du niveau intellectuel de leur pays, comme Emerson au-dessus de la littérature américaine. Je ne crois pas qu’on puisse attribuer les dons du génie à ces deux écrivains, et cependant on conviendra que ce sont deux esprits bien difficiles à trouver et à remplacer. Un de leurs mérites est de pouvoir créer et penser d’une manière originale au milieu des hommes de génie et après eux. Généralement, de tels hommes suppléent à la puissance par l’originalité ; ils ne font pas la gloire d’une littérature, mais ils la prolongent ; ils ne font pas faire de grands pas à la société, mais ils continuent à tenir son intelligence en haleine. Ils maintiennent la vie intellectuelle, voilà leur véritable gloire. Dans le même siècle que Voltaire, Jean-Jacques et Montesquieu, Diderot, esprit rare s’il en fut, ajoute encore à la gloire philosophique du xviiie siècle. Après la grande génération qui, en Allemagne et en Angleterre, a marqué si glorieusement le commencement de ce siècle, Henri Heine et Thomas Carlyle maintiennent, l’un le mouvement poétique et politique de l’Allemagne, l’autre les traditions de l’humour anglaise et de l’esprit protestant.

Ces esprits rares, parmi lesquels nous plaçons Emerson, n’ont pas