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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/485

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aucun bien réel, il ne flétrit aucun crime, il ne propose aucune police généreuse, il ne construit pas, n’écrit pas, ne chérit pas les arts, il n’anime pas la religion, n’établit pas d’écoles, n’encourage pas la science, n’émancipe pas l’esclave, ne fraternise pas avec le pauvre, l’Indien ou l’émigrant. D’aucun de ces deux partis, une fois au pouvoir, on ne doit attendre quelque bienfait proportionné aux ressources de la nation, pour la science, l’art ou l’humanité. »

Voilà une explication franche, sans hésitation, et qui sépare Emerson de ces deux partis à la fois. Croit-il davantage à la philanthropie ? Il succombe souvent, dit-il, et donne son dollar ; « mais ce n’est qu’un méchant dollar. » Croit-il aux sociétés religieuses ? Il s’est séparé de son église. Quant aux mortes sociétés bibliques, comme il les appelle, il n’en tient aucun compte. C’est un homme qui n’est d’aucun parti, d’aucune église, d’aucune opinion accréditée en Amérique. Ses opinions sont donc toutes personnelles et individuelles. À quoi et à qui croit-il ? À lui. De la position d’Emerson au milieu des partis et des systèmes américains découlera tout naturellement sa philosophie. Il n’appartient à aucun parti ; de là résultera, soyez-en sûr, la protestation en faveur de l’individu contre la multitude.

Le second motif qui décide Emerson à élever l’individu au-dessus de la société, c’est la situation religieuse de l’Amérique. Y a-t-il en Amérique une religion qui réunisse les masses ? Il n’y en a point. Le protestantisme, en se décomposant en une foule de sectes, tend de plus en plus à faire éclore des religions qui sont celles de quelques individus. Cependant il y a un lien qui rapproche toutes ces sectes, c’est l’esprit puritain. Je m’étonne qu’on n’ait pas déjà fait cette observation. S’il arrivait qu’un jour il y eût (chose fort désirable) un pays où le sentiment religieux dominât sans que la croyance intime, personnelle de chacun fût inquiétée par ce sentiment, ce pays serait les États-Unis. L’esprit religieux qui réunirait ainsi tous les cœurs, en laissant à l’individu ce qu’on peut appeler son opinion dogmatique, serait l’esprit puritain. Un même cœur, un esprit différent, comme un immense sacrifice où, réunis ensemble, brûleraient les encens et les parfums les plus divers, voilà l’idéal d’Emerson ; c’est aussi l’idéal du puritanisme.

En faisant du développement et de l’éducation de l’individu la base de sa philosophie, en disant à l’individu : « Crois en toi, » Emerson revient aussi, qu’il le sache ou non, au principe posé par Descartes, l’autorité du sens individuel. Descartes et Emerson n’ont pas la moindre ressemblance entre eux ; mais ils sont dans une situation identique. Emerson est le premier philosophe américain, comme Descartes le premier philosophe moderne. Lorsque Descartes vint fonder sa philosophie, il écarta tous les livres, rejeta toutes les traditions ; lui aussi crut en lui-même. Il avait affaire à la scolastique ; il ne voulait plus de ses explications de physique et de ses débris de logique. Emerson aussi a affaire à une sorte de scolastique. Il y a dans son pays je ne sais com-