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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/507

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veut toujours comprendre, ou à peu près, ce qu’il chante ou ce qu’il entend chanter, n’a pu les perpétuer qu’en les modifiant, tandis que le Poème du Cid, auquel on les compare, fixé dès la fin du XIIIe siècle par l’écriture, est demeuré immuable dans l’originalité barbare de sa langue et de sa versification.

Il y a donc eu en Espagne, au moyen-âge, deux sortes de poètes et de poésies. À côté des troubadours, chanteurs-artistes, qui composaient pour les occasions solennelles de longues chansons de geste, appelées aussi romances, parce qu’elles étaient en langue vulgaire (le mot espagnol romances est masculin et répondait à notre mot roman, dans le sens où nous disons le Roman de Roncevaux), d’autres chanteurs de moins de mémoire et de moins d’haleine composaient, pour de plus modestes réunions, de courts récits épiques, diminutifs des chansons de geste et des romans. Ces petites pièces, aimées des grands et du peuple (car il ne faut pas croire qu’elles ne s’adressassent qu’au peuple)[1], reçurent de la vanité de leurs auteurs ou de la courtoisie de leur auditoire l’honorable dénomination de romances, qu’elles méritaient d’ailleurs comme poésies en langue vulgaire, et qu’elles ont fini par garder en Espagne à peu près exclusivement.

On a proposé, je ne l’ignore pas, un grand nombre d’autres systèmes moins simples que celui-ci sur l’origine des romances et sur ce qu’on a appelé leur formation. Deux opinions me paraissent seules mériter une discussion rapide. Par une singularité piquante, ces deux opinions sont diamétralement opposées, sans que de la fausseté de l’une on puisse inférer la vérité de l’autre.

D’habiles critiques français et étrangers, parmi lesquels je regrette de rencontrer M. Damas Hinard, le fidèle et l’élégant traducteur du Romancero, supposent, je ne sais d’après quelle donnée, « que les premiers monumens de la poésie traditionnelle ont été en Espagne des compositions considérables, des poèmes gigantesques, dont les fragmens qui nous restent du Poème du Cid donnent assez bien l’idée. Plus tard, quand le fonds des traditions poétiques se fut augmenté et que la mémoire devint insuffisante à retenir ces œuvres immenses[2], on les

  1. Dans plusieurs romances, le poète suppose les vilains capables de se souiller de crimes que les gentilshommes ont refusé de commettre. On peut voir, entre autres, la romance où don Pèdre-le-Cruel ordonne l’assassinat de la reine Blanche (M. Depping, Romancero Castellano, t. Ier, p. 313, et M. Damas Hinard, Romancero t. Ier, p. 195.) — Les romances les plus populaires étaient celles qui racontaient la chute ou les malheurs des personnages les plus élevés. Un écrivain du XVIIe siècle, peintre ingénieux et fidèle des mœurs espagnoles, Luis Velez de Guevara, a mis en scène dans son Diable boiteux un aveugle qui, monté sur une borne, chante à la foule attentive les romances du vieux connétable don Alvar de Luna, favori de don Juan II, qui mourut décapité sur un échafaud.
  2. Il n’en était pas au moyen-âge comme aux temps homériques : l’écriture existait, et l’on écrivait non-seulement les compositions de quelque étendue, mais encore beaucoup de petites pièces de cers qui ont formé, comme en sait, les cancioneros.