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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/642

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habilement, la drague qui leur fournit, faute d’auditeurs vivans, les morts retirés du fin fond des ondes. On nargue ainsi le Destin, qui prétendrait vous imposer silence parce qu’il peut vous refuser de vrais yeux à faire briller, de vrais cœurs à torturer, de vrais fronts à dérider autour de vous. Je sais, pour ma part, quelque chose de ses rigueurs ; mais il est un pays où il perd ses droits, où beaucoup de sympathies me sont acquises. — Beaucoup ? me demande maint railleur.- Les voici, mécréant ! — Admirez la foule que je rassemble ; sur ces visages ranimés vous ne trouverez guère l’empreinte funeste du trépas. Il n’a rien moins fallu, toutefois, pour les décider à goûter encore l’air des vivans, que le désir bien naturel de voir leurs successeurs à l’œuvre. — Salut à mon auditoire défunt ! — Ils s’asseoient les uns près des autres, chaque spectre tâchant de paraître aussi peu mort que possible, frères et frères mêlant leur froide haleine. Critique à l’esprit subtil, je te vois d’ici près de… Mais n’allons pas troubler un seul de ces miraculeux spectateurs, ni fâcher la Mort, qui me les prête à grand’peine.

« Amis ! — je parle aux Yi’ans pour tout de bon, — n’allez pas, sur cette évocation funèbre, croire qu’un éloge judicieux me fâche, moi qui guetterai au contraire toute occasion d’exciter vos caressantes approbations, et cela, crainte de vous voir endormis.- Maintenant, Vérone, il est temps de te montrer, etc.[1]. »

Rien ne donne, mieux que cette entrée en matière, l’idée d’un parti pris audacieux, d’une indépendance hautaine, d’une fantaisie qui se proclame reine et maîtresse, dût-elle manquer de sujets et trôner dans la solitude. Faudrait-il néanmoins la prendre au mot ? Un poète quelconque peut-il de bonne foi se montrer insensible à l’approbation contemporaine, se résigner à n’être applaudi que par des fantômes ? Que d’autres l’admettent. Pour nous, après les mille sorties de nos poètes cavaliers, nous savons ce que valent ces apostrophes, ces airs dégagés, ces désintéressemens d’emprunt, étalés à grand bruit pour faire effet.

C’est encore une ressource de mise en scène que l’obscurité calculée. Browning en abuse quelquefois. Il l’a outrée dans Sordello. Nous ne saurions dire comment se passent exactement les choses chez nos voisins ; mais, dans ce bon pays de France, nous n’oserions garantir qu’il se trouvât six personnes, des plus curieuses et des plus alléchées par la difficulté, capables de s’appliquer à démêler, derrière les nuages dont il a pris plaisir à l’entourer, le roman décousu de Browning. A quoi vont, cependant, ces ténèbres volontaires ? Et pour qui ces ombres multipliées à dessein ? Le vulgaire, auquel le poète le plus sublime n’est pas dispensé de songer, s’arrête épouvanté devant une si longue énigme. Les connaisseurs, depuis long-temps au fait des artifices littéraires, savent bien que la force et la clarté, la pleine lumière et la sincère beauté, vont ordinairement de compagnie, que les natures incomplètes, les idées fausses, les drames invraisemblables, comme tout ce qui est suspect,

  1. Who will, mal hear Sordello’s story teld, etc.