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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/652

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LE LABORATOIRE

« Il est avec elle ; ils savent que je les sais ensemble. Ils s’imaginent que je verse des larmes, et ils rient ; ils rient de moi, qu’ils croient priant pour eux dans les désertes profondeurs de l’église. — Mais je suis ici.

« Broie, humecte, pétris tes pâtes ! Bats, pile à loisir tes poudres ! Est-ce que je suis pressée, moi ? Assise à contempler ton étrange entourage, je m’y plais mieux qu’au milieu des hommes qui m’attendent pour danser au bal du roi.

« Ce qui est dans ce mortier, tu l’appelles une gomme ? — Ah ! le bon arbre, d’où tombent ces larmes d’or ! Et dans cette buire de cristal, cette liqueur d’un bleu si doux, qui promet une saveur exquise, est-ce du poison ?

« Hâtons-nous ! As-tu fini ?… Cette liqueur est trop sombre. Pourquoi n’a-t-elle pas l’aspect flatteur, attrayant, de l’autre breuvage ? Il faut que le venin vengeur devienne plus brillant à l’œil, il faut qu’elle le contemple et l’admire, qu’elle l’essaie et s’y délecte, qu’elle le préfère et s’y arrête long-temps.

« Rien qu’une goutte ? — Songes-y, elle n’est pas frêle et petite comme moi. — C’est par là qu’elle l’a séduit. — Ceci ne suffira jamais pour ôter leur ame à ces grands yeux pleins d’une mâle ardeur, — pour arrêter le sang magnifique qui va et vient dans ces puissantes veines.

« Car la nuit dernière encore, tandis qu’ils se parlaient tout bas, j’ai tenu mes yeux sur elle, pensant que ce regard, si je pouvais le tenir sur elle durant la moitié d’une minute, la renverserait, flétrie, à mes pieds. Elle n’est pas tombée - Et ceci suffirait ?

« Non que je veuille lui épargner la souffrance. La mort doit être lente et sa trace profonde. Mords, noircis, calcine ce corps si charmant. Certes il n’oubliera pas le visage de la mourante.

« Est-ce fait ? — Prends ce masque. Oh ! va, ne crains rien ; il doit la tuer ; je ne m’exposerai pas à le perdre, — ce précieux poison acheté au prix d’une fortune. — D’ailleurs, s’il la tue, elle, peut-il me nuire ?

« Et maintenant, à toi tous mes joyaux, gorge-toi d’or à ton gré. Tu peux aussi, vieillard, tu peux, si cela te tente, baiser mon front, même baiser mes lèvres ;… mais secoue de mes vêtemens ces cendres dont l’horreur trahirait ma vengeance. — Je serai bientôt au bal du roi[1]. »

Ou nous nous trompons fort, ou le Confessionnal est emprunté à l’un de ces vifs saynètes dans lesquels l’auteur du Théâtre de Clara Gazul s’est plu à démonétiser l’inquisition. Seulement Browning a placé le récit de la trahison monacale dans la bouche de la femme même qui en est l’instrument et la victime[2] ; cette femme raconte par quels artifices on lui a persuadé de dénoncer elle-même son amant, et comment elle l’a vu, sur l’échafaud, subir l’ignoble supplice de la garote. Puis, se livrant à sa fureur :

  1. Dramatic Romances and Lyrics, p. 11.
  2. On peut comparer avec le poème de Browning le saynète du Théâtre de Clara Gazul intitulé le Ciel et l’Enfer.