Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/965

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nature dont aucune société ne saurait être déclarée responsable, et qu’en même temps elle ne saurait signaler à la réprobation publique avec trop d’éclat. C’est ce qu’a paru penser la chambre des pairs, quand elle a fait précéder l’arrêt par lequel elle s’est dessaisie, d’un rapport remarquable en tous points. Ce rapport est une nouveauté dans les fastes judiciaires. Il y a très peu d’exemples d’arrêts précédés d’une sorte de compte-rendu émané, non pas du ministère public, mais de la cour elle-même dans la personne de son chef. La pairie a voulu, par l’organe de M. le chancelier, frapper moralement, autant qu’il était en elle, l’homme qui par le suicide s’était soustrait à sa justice ; elle l’a cherché dans la tombe pour le condamner, pour le flétrir ; elle a fait ce qu’aucune autre juridiction n’eût osé faire, tant elle avait à cœur de prouver que, dans une pareille circonstance, le privilège d’être jugé par les pairs ne pouvait aboutir qu’à un châtiment exceptionnel comme le crime.

La publicité, une publicité sans limites, est devenue de nos jours la loi commune, l’inflexible niveau sous lequel toutes les têtes doivent se courber. La cour des pairs a considéré comme un devoir de porter à la connaissance du pays les documens qu’un commencement d’instruction avait mis entre ses mains. Ces documens ne pouvaient rien apprendre sur le crime même, mais ils jettent sur la noble victime un intérêt indéfinissable. Si dans un aussi déplorable sujet il était permis de songer à tout ce qui tient aux graces de l’esprit et de se laisser ressaisir par des pensées littéraires, nous dirions que les lettres de Mme la duchesse de Praslin, les fragmens tracés par elle, prendront place parmi les pages remarquables que nous devons au talent épistolaire des femmes. Quelle inépuisable abondance dans l’expansion de ses sentimens ! Comme elle aime cet indigne mari ! Que de fois, après lui avoir dit qu’elle renonce à son amour, elle travaille à reconquérir l’affection qu’elle a perdue, à reprendre quelques droits sur un cœur qui ne bat plus pour elle ! Cependant elle arrive à comprendre l’inutilité de ses efforts. « Je sens avec amertume, écrit-elle, que je perds tous les avantages qu’il serait indispensable, pour te ramener, de mettre en jeu. Mes traits s’altèrent, mes forces diminuent, mon caractère s’aigrit, mon humeur s’assombrit, mon esprit s’éteint, mon énergie s’affaisse. Songe à la douleur, au découragement où t’a jeté la perte de ton père ; moi, j’ai perdu mon mari, mes enfans ; je suis près d’eux, et il ne m’est pas permis d’en jouir ; je sais que je suis un fardeau méprisé.Il faudrait que je fusse bien comédienne pour être aimable et gaie avec des douleurs si amères ! » Cinq ans après, car c’était en 1842 que furent tracées les lignes que nous venons de citer, cinq ans après, un mois avant sa fin tragique, le 13 juillet 1847, Mme la duchesse de Praslin s’étonnait d’avoir tant aimé celui qui continuait de répondre si mal à sa tendresse ; plus d’illusions, ses yeux s’étaient ouverts, et elle jugeait cet homme avec une accablante pénétration « Ce pauvre homme ! je le plains réellement ; quelle vie il mène ! quel avenir il se prépare ! S’il se laisse ainsi dominer et tirailler par des intrigantes à quarante-deux ans, que sera-ce en vieillissant !… Rien ne l’anime, rien ne l’intéresse, rien ne l’exalte ; tous les sentimens généreux, passionnés, enthousiastes, n’ont pas l’air de vibrer dans son cœur, dans son esprit… Il ne s’intéresse à rien, ni pour son pays, ni pour ses enfans ; il tient compagnie à des gouvernantes ! » Devant quel tribunal redoutable ce malheureux duc de Praslin comparaissait sans le savoir ! Peut-être s’était-il aperçu du mépris qu’il avait fini par inspirer à sa femme ;