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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/969

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Une anecdote justifiera notre observation.

Nous visitions un des moulins placés sur les affluens de la Mayenne, en compagnie du propriétaire, demi-bourgeois, demi-paysan, qui passait dans le pays pour un grand industriel, parce qu’il avait fait fortune à la même place où son prédécesseur s’était ruiné. Ce n’était pourtant qu’une de ces médiocrités tout juste assez intelligentes pour profiter de la science des autres et trop ignorantes pour en abuser, un de ces braconniers du progrès qui laissent aux grands chasseurs le soin d’élever les idées et se contentent de les prendre au passage quand elles sont devenues gibier. Notre maître meunier avait introduit dans son usine la plupart des nouveaux perfectionnemens, et était plus fier d’en profiter à peu de frais qu’il ne l’eût été de les avoir découverts. Du reste, âpre au travail comme tous les paysans enrichis, il remplaçait par l’activité ce qui manquait à ses lumières. On le disait dur aux étrangers, mais tendre aux siens et brave homme au total. Quant à moi, je le savais fort au fait des usages et des histoires du pays, ce qui me le rendait, pour le moment, le plus précieux des hôtes.

Il nous avait montré tous les détails du moulin en appuyant principalement sur le prix des machines, dans la conviction évidente que notre admiration devait croître avec le total ; nous arrivâmes enfin à la chute d’eau, où un jeune homme d’environ dix-huit ans était occupé à manœuvrer les vannes. Le meunier nous le fit remarquer.

C’est mon fils Pierre, dit-il, mon unique héritier. Le voilà qui soigne sa grand’mère.

Et comme je le regardais sans comprendre :

— Oui, oui, continua-t-il en riant, c’est un nom que j’ai donné à la grande vanne par manière de farce, et aussi parce que sans elle le garçon aurait depuis long-temps mangé sa dernière miche.

— A-t-il donc failli tomber dans le canal ? demandai-je.

— Mieux que ça, répliqua le meunier ; il y est tombé d’aplomb, et la tête en avant. Il y a dix ans de ça, mais je m’en souviens comme si c’était d’hier. Je me trouvais sur le petit pont et lui sur la berge ; il arrachait des roseaux pour faire des sifflets ; tout d’un coup j’entends un clapotis, je me retourne, et j’aperçois les jambes de Pierre qui gigottaient sur l’eau, puis rien ! Il avait coulé comme un plomb !

— Et vous vous êtes jeté dans le canal ?

— Non pas ; je nage à la manière des cailloux ; je serais allé rejoindre le petit, et il y aurait eu deux bières à acheter au lieu d’une : je n’ai jamais aimé les dépenses inutiles.

— Alors vous avez appelé les garçons meuniers ?

— Ah ! bien oui ! La mort serait arrivée à l’enfant plus vite qu’eux.

— Mais qu’avez-vous donc fait ?

— J’ai fait un raisonnement. Je me suis dit : Le petit est au fond ; s’il