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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/201

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pays des chimères. Comment cette réaction si légitime ne produirait-elle pas chez nos voisins des résultats extravagans ? Comment l’horreur de la poésie vulgaire n’entraînerait-elle pas des imaginations rêveuses dans tous les ridicules d’un idéalisme sans mesure ? Certes, le mysticisme allemand n’a pas besoin de telles excitations. Ainsi, d’un côté des œuvres triviales, de l’autre des fantaisies sans corps, voilà ce que produiront les lettres dramatiques. Au milieu de ces tentatives contraires, où donc sera le théâtre ? où sera la vivante reproduction de l’ame humaine idéalisée par une intelligence supérieure ? A qui demander cette forme suprême de l’invention poétique ? Encore une fois, ne cherchez pas un vrai théâtre là où le poète n’est pas soutenu par la pensée de tout un peuple ; vous ne trouverez que des œuvres bourgeoises écrites pour une caste à demi lettrée, ou les réclamations ingénieuses des dilettanti. Si quelque grand maître apparaît tout à coup, ce sera une bonne fortune sans résultat ; les sublimes créations de son génie ne réussiront pas à constituer une scène durable, et, quand il sera mort, on verra recommencer de plus belle et les plates compositions des uns et les mystiques raffinemens des autres.

L’histoire du théâtre allemand ne confirme que trop ces réflexions. Ce que j’indique ici rapidement s’est produit au temps de Schiller et se renouvelle aujourd’hui sous nos yeux. Quand Schiller parut, la poésie était encore loin des voies heureuses où elle devait trouver de si magnifiques inspirations. Lessing, au milieu de tant de vérités fécondes, avait fait triompher des théories bien fausses. Schiller et Goethe durent traverser ce drame bourgeois dont l’auteur d’Emilia Galotti s’était servi habilement contre l’influence française, mais qui, tombé aux mains des écrivains médiocres et adoré d’un public ridicule, devenait pour la poésie allemande un danger tout aussi grave que l’avait été l’imitation classique. Kotzebue, Iffland et leurs amis, tous ces poètes sans poésie, ces inventeurs sans invention, accoutumaient les esprits aux niaiseries d’un art qui ne se doute pas de l’idéal. Ce triste Kotzebue, particulièrement, est le héros de la trivialité. Jamais le médiocre, sous toutes ses formes, n’a été plus copieusement exploité que par lui. Soit qu’il imitât Diderot dans des pièces prétendues philosophiques, soit que dans ses tableaux de ménage il portât jusqu’aux limites du genre la niaiserie sentimentale, soit que, séduit par les Brigands de Schiller, il eût recours vers la fin de sa vie aux bandits et aux assassins, jamais ce manœuvre infatigable ne s’éleva jusqu’au sentiment de l’art qui transfigure tout ce qu’il éclaire. L’influence de ses écrits fut désastreuse. Gâté par cette littérature affadie, trompé par cette fécondité stérile qui est toujours un signe de force aux yeux des profanes, le public semblait incapable de ressentir les saintes émotions du beau ; on vit même des esprits distingués céder au puéril entraînement de la vogue.