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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/226

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par la critique moderne, attribue à l’auteur de Tartufe un mauvais jeu de mots sur M. de Lamoignon, et c’est cette pasquinade qui devient le fond même de la comédie de M. Gutzkow ! Un magistrat austère, un des plus dignes représentans de ce grand et sévère tiers-état qui, sous l’ancienne monarchie, préparait laborieusement ses destinées futures, le protecteur de Boileau, de Corneille, l’admirateur de Pascal, M. de Lamoignon enfin va devenir tout à coup le plus grotesque des tartufes et le plus infame des assassins ! Le joyeux Chapelle, qui a eu, je le sais, bien des torts envers Molière, mais qui lui a gardé une amitié constante, et qui, à la mort du poète, indigné du refus de sépulture, a jeté les bigots à la voirie dans des vers que chacun sait par cœur, Chapelle est un académicien pédant, envieux, hypocrite, qui dénonce Molière au nom d’Aristote et de la morale, au nom des rimes défectueuses et de la vertu offensée ! Et quel portrait de Louis XIV ! comme nous reconnaissons bien l’orgueilleux et majestueux monarque dans ce petit prince allemand dupé par une comédienne ! Et ce médecin Dubois, et ce notaire Lefèvre, et ce M. de Lionne ! quelle heureuse image de la brillante société du XVIIe siècle ! Je ne demande pas à M. Gutzkow où sont les défenseurs naturels de Molière, où est Boileau, où est Condé, où est M. de Montausier, où est Mme de Sévigné, où sont tous ces esprits sévères et charmans, tous ces patrons illustres qui n’ont pas manqué à sa gloire. Quand je vois ce que l’écrivain allemand, a fait de M. de Lamoignon et de ce pauvre Chapelle, je ne regrette pas dans son drame l’absence de ces éminens personnages. Je ne lui parle pas non plus des peccadilles de sa comédie : de Madeleine Béjart, qui devient, en dépit de l’histoire, la jeune sœur d’Armande ; du mariage de Molière, placé par M. Gutzkow après Tartufe, quoique Molière ait épousé Armande Béjart dix années avant cette date, etc. Tout cela n’est rien après ce que nous avons vu, et d’ailleurs n ’insistons pas davantage, ce serait triompher trop cruellement sans doute. M. Gutzkow est un esprit élevé : qu’il oublie la police allemande, les censeurs allemands, les ministres allemands, si ce sont là les fâcheuses préoccupations auxquelles il faut imputer ces incroyables fautes ; qu’il se transporte par sa rapide imagination dans la France du XVIIe siècle ; qu’il s’initie aux secrets, aux détails familiers de cette brillante histoire ; qu’il lise dans Mme de Sévigné le récit charmant de ce qui se passa chez M. de Lamoignon le jour où Boileau fit l’éloge de Pascal en présence d’un père jésuite avec un si plaisant et si énergique enthousiasme ; qu’il voie revivre enfin cette noble et élégante société si singulièrement travestie par lui ; surtout qu’il relise Molière, et, j’en suis sûr, doué comme il l’est d’une intelligence subtile et pénétrante, il sera bien honteux d’avoir écrit le Modèle de Tartufe.

J’ai commencé cette étude avec beaucoup de sympathie pour M. Gutzkow,