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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/28

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à la notoriété, elle ne tarda pas à regretter l’absence de la liberté d’écrire et s’efforça de la rejoindre partout où elle eut l’espoir de la trouver. Quoique celle-ci ne fût nulle part établie, chaque état cependant la recélait par rapport aux états voisins. Il suffisait, pour en jouir, de passer deux fois la frontière ; la pensée qui sortait manuscrite revenait imprimée dans son pays natal. Un livre hardi était alors poursuivi comme contrebande, et les auteurs cherchaient moins à éluder les tribunaux que la douane.

« La prohibition produisit son effet ordinaire ; elle encouragea la fraude. La France fut couverte d’ouvrages, dont le plus grand mérite était d’être défendus. L’impossibilité de les saisir tous amena quelque tolérance, et les exceptions se multiplièrent, malgré les édits et les arrêts ; car les ministres, qui se piquaient d’être à la mode, se montrèrent moins rigoureux que le parlement. La prohibition ne servait, en effet, que l’ordre établi, dont on commençait à se soucier très peu ; la liberté plaisait à la bonne compagnie, la première puissance de cette époque. Les livres qui flattaient son esprit furent donc accueillis avec empressement. Tel qui en requérait la lacération eût rougi de ne pas les avoir dans sa bibliothèque, et plus d’un lisait par goût les pages qu’il faisait brûler par convenance.


On ne saurait mieux dire ni rendre plus fidèlement l’esprit d’un siècle. L’auteur rapporte à M. Turgot l’honneur d’avoir l’un des premiers, le premier peut-être, fait entrer la publicité dans ce qu’on avait jusqu’alors assez singulièrement nommé les affaires publiques. L’abbé Morellet, un écrivain que l’on a toujours rencontré, disait M. de Rémusat, dans la route de la vérité et de la justice,[1], avait composé, en 1764, des réflexions sur les avantages de la liberté d’écrire et d’imprimer sur les matières de l’administration ; son livre ne put être imprimé que dix ans après, sous le ministère de M. Turgot. Depuis lors, et malgré les efforts restrictifs, la liberté politique de la presse ne cessa de gagner du terrain : elle existait de fait au moment de la convocation des États-généraux. Proclamée alors plutôt que constituée, elle partagea, sous les régimes qui suivirent, le sort de toutes les autres libertés ; la faction dominante se l’adjugea, et elle devint un des privilèges du plus fort.


« Toujours est-il vrai de dire, ajoutait l’auteur, que, même alors, en qualité d’instrument de publicité, la presse fut regardée comme un moyen de gouvernement, et le dernier maître qui a possédé la France le reconnut lui-même à son tour. Dans le grand nombre des nécessités politiques qu’impose le temps où nous vivons, il n’y en a guère qui aient échappé à sa pénétration, hors la nécessité d’être juste. Véritable usurpateur des forces de la société, il s’en arrogea l’emploi pour s’en approprier le bénéfice, espèce de grand monopole qu’il voulut étendre sur l’Europe entière. C’est ainsi que, remarquant la puissance actuelle de la presse, il la confisqua au profit de son empire, et la contraignit à devenir complice de son système de déception ; mais cet abus même indique qu’en cela,

  1. Notez ces traces directes du XVIIIe siècle, plus marquées que ne les admet en général l’école doctrinaire.