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jours semblé quelque chose de révoltant. Les Cophtes, les Grecs qui font de tels marchés avec les Européens, savent bien que ces mariages n’ont rien de sérieux, malgré une prétendue consécration religieuse… J’ai hésité, j’ai réfléchi, j’ai fini par acheter une esclave avec le prix que j’aurais mis à une épouse. Mais on ne touche guère impunément aux mœurs d’un monde dont on n’est pas ; cette femme, je ne puis ni la renvoyer, ni la vendre, ni l’abandonner sans scrupule, ni même l’épouser sans folie. Pourtant c’est une chaîne à mon pied, c’est moi qui suis l’esclave, c’est la fatalité qui me retient ici, vous le voyez bien !

— N’est-ce que cela ? dit le pacha, donnez-la-moi… pour un cheval, pour ce que vous voudrez, sinon pour de l’argent ; nous n’avons pas les mêmes idées que vous, nous autres.

— Pour la liberté du cheik Eschérazy, lui dis-je : au moins, ce serait un noble prix.

— Non, dit-il, une grace ne se vend pas.

— Eh bien ! vous voyez, je retombe dans mes incertitudes. Je ne suis pas le premier Franc qui ait acheté une esclave ; ordinairement on laisse la pauvre fille dans un couvent, elle fait une conversion éclatante dont l’honneur rejaillit sur son maître et sur les pères qui l’ont instruite ; puis elle se fait religieuse ou devient ce qu’elle peut, c’est-à-dire souvent très malheureuse. Ce serait pour moi un remords épouvantable.

— Et que voulez-vous faire ?

— Épouser la jeune fille dont je vous ai parlé, et à qui je donnerai l’esclave comme présent de noces, comme douaire ; elles sont amies, elles vivront ensemble. Je vous dirai de plus que c’est l’esclave elle-même qui m’a donné cette idée. La réalisation dépend de vous.

Je t’expose sans ordre les raisonnemens que je fis pour exciter et mettre à profit la bienveillance du pacha. — Je ne puis presque rien, me dit-il enfin ; le pachalik d’Acre n’est plus ce qu’il était jadis ; on l’a partagé en trois gouvernemens, et je n’ai sur celui de Beyrouth qu’une autorité nominale. Supposons de plus que je parvienne à faire mettre en liberté le cheik, il acceptera ce bienfait sans reconnaissance… Vous ne connaissez pas ces gens-là ! J’avouerai que ce cheik mérite quelques égards. A l’époque des derniers troubles, sa femme a été tuée par les Albanais. Le ressentiment l’a conduit à des imprudences et le rend dangereux encore. S’il veut promettre de rester tranquille à l’avenir, on verra.

J’appuyai de tout mon pouvoir sur cette bonne disposition, et j’obtins une lettre pour le gouverneur de Beyrouth, Essad-Pacha. Ce dernier, auprès duquel l’Arménien, mon ancien compagnon de route, m’a été, de quelque utilité, a consenti à envoyer son prisonnier au kaïmakan druse, en réduisant son affaire, compliquée précédemment de rébellion, à un simple refus d’impôts pour lequel il deviendra facile de prendre des arrangemens.