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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/367

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qui a éveillé l’imagination du croyant ? Qui ne sent que cette femme, qui est venue se plaindre à Dieu du péché d’Hermas contre elle, mais qui ne le lui reproche qu’en souriant et qui l’avertit que Dieu le lui pardonnera ; qui ne sent que cette femme, qui tient de la sainte des premiers chrétiens et de la dame des preux chevaliers, mérite bien mieux que la Diotime de Socrate d’être l’aïeule et la devancière de la Béatrice de Dante ?

Dante, au surplus, a voulu nous faire connaître le sens caché de cet amour mystique et romanesque qu’il ressentait pour Béatrice ; et, dans sa Vita Nova, il raconte comment est né son amour et comment il s’est développé. Cet amour de Dante pour Béatrice n’a ni histoire ni aventures, ou plutôt c’est l’histoire d’une idée, car c’est à peine si Béatrice l’a vu, loin qu’elle l’ait aimé. Quant à lui, il était encore enfant quand il a vu Béatrice, qui était de son âge. Elle était belle, grave, sérieuse, et sa beauté a charmé l’ame de Dante ; il l’a aimée comme la plus gracieuse image du beau et du bon sur la terre. Et ne nous y trompons pas : qui que nous soyons ici-bas, nous avons tous senti, aux premières heures de la jeunesse, au moment où notre ame et nos sens, s’épanouissaient au souffle d’une vie nouvelle, nous avons tous senti ce besoin d’aimer le bon sous l’image du beau, et tous aussi, comme. Dante, nous en avons trouvé l’image quelque part ; tous nous avons eu notre Béatrice, mais nous n’avons pas tous su profiter de notre trouvaille ; peut-être aussi n’avons-nous pas eu le bonheur qu’a eu Dante. Béatrice en effet ne fut jamais ni sa femme ni son amie ; elle mourut jeune, et elle resta dans la mémoire du poète comme une image d’innocence et de beauté que rien ne vint jamais ternir. Aussi, comme les souvenirs lui en sont gracieux et doux ! comme il aime à raconter ce roman intérieur de son ame et les aventures de cette vie nouvelle qui s’est accomplie tout entière dans son cœur, sans que le monde en ait jamais rien su ni rien deviné ! Oserai-je citer une de ces aventures et remarquer en passant combien aux ames vraiment passionnées il faut peu de fracas d’action pour avoir beaucoup d’émotions ? « Un jour, dit Dante parlant de Béatrice, je la vis vêtue de blanc entre deux dames belles aussi, mais un peu moins jeunes qu’elle. Elle suivait une rue, et moi je m’arrêtai tout tremblant. Ses yeux se tournèrent vers l’endroit où j’étais, et, avec une bonté ineffable, elle m’adressa un salut plein de décence… L’heure où son gracieux salut arriva jusqu’à moi était, je l’ai remarqué, la neuvième heure du jour ; et, comme c’était la première fois que ses paroles venaient à mon oreille, elles me furent si douces que, presque enivré ; je quittai la foule, et, courant chercher un lieu solitaire, je me mis à penser à elle[1]. »

  1. La Vie nouvelle, traduction de M. Delécluze.