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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/548

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idéal auquel aspirent les imaginations élevées, de n’avoir pas assez constamment ces préoccupations littéraires qui rendraient ses pièces aussi attrayantes pour les connaisseurs que pour la foule. Même en admettant ce reproche, on devrait reconnaître que M. Scribe possède à un haut degré deux qualités sans lesquelles rien n’est possible au théâtre : la clarté et la vie. Ses personnages agissent, ils marchent, ils tiennent sur leurs pieds. Le langage qu’ils parlent n’est pas celui de la haute poésie, mais c’est celui du monde ; l’atmosphère où ils se meuvent n’a pas ces lointaines échappées où aiment à se perdre les ames inquiètes, mais elle ressemble à celle où nous vivons nous-mêmes ; l’on y respire et l’on y voit : deux bonheurs bien simples que ne nous ont pas toujours donnés des couvres plus bruyantes et plus hautaines.

Cependant, et c’est là une nuance qu’il importe d’indiquer, en acceptant le côté réaliste, positif, spirituellement bourgeois du théâtre moderne, par lequel on peut se mettre en communication avec les masses, la Comédie-Française ne doit pas oublier qu’elle est l’asile naturel des délicats et des poètes. Nous touchons ici à une difficulté tout actuelle qu’il serait bon de surmonter ou d’amoindrir. Depuis quelque temps, par une anomalie fâcheuse, il y a eu scission entre la poésie et le théâtre. Sous prétexte que le métier y réussit mieux que des facultés plus rares, sous prétexte qu’il faut, pour s’y faire applaudir, certaines habiletés que dédaignent les esprits supérieurs, des écrivains qui, en d’autres temps, eussent certainement concouru à la prospérité de la scène française, ont eu le tort de s’en détourner et de chercher une autre voie. En transportant dans le roman de véritables scènes de comédie et de drame, telles qu’il en abonde dans André et dans Mademoiselle de la Seiglière, en écrivant, pour le lecteur dans son fauteuil, de délicieuses comédies, telles qu’en a tracé la muse charmante d’Alfred de Musset, ils ont pour ainsi dire dérobé au théâtre ce qui lui revenait de droit, et accoutumé le public à puiser à d’autres sources les plus exquises de ses jouissances littéraires. Il faut que cette anomalie disparaisse, et que l’on se persuade enfin qu’un véritable succès au théâtre, s’il est le plus difficile à obtenir, est aussi le plus significatif et le plus beau. Eh ! qui pourrait jamais remplacer ces courans d’air intellectuel, ce rapide échange d’idées, d’impressions, d’enseignemens qui s’établit entre un public d’élite et une œuvre digne de lui ? Qu’est-ce que cette collection d’assentimens individuels et de suffrages isolés qu’on nomme un succès de lecture, auprès de cette révélation soudaine, spontanée, multiple, qui identifie en un moment la pensée de tous avec la création d’un seul ? Voilà ce que doivent se dire les écrivains doués de cette noble ambition qui va si bien au vrai talent. Au nombre des hommes que désignent les sympathies publiques, il en est deux que le théâtre réclame et dont le nom servirait à cette réconciliation entre les délicatesses de l’esprit et les popularités du succès. Qui, mieux que l’auteur du Chandelier et de la Quenouille de Barberine, pourrait prouver que des formes fantasques et des tendances idéales n’excluent pas ces qualités d’observation piquante et vraie, ce fin et charmant esprit qui descend en droite ligne des Lettres persanes et de Candide ? L’auteur de Chatterton n’a-t-il pas fait aussi l’heureuse expérience que, pour intéresser et émouvoir au théâtre, on peut se passer de la multiplicité des incidens et du fracas des péripéties ? Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que ce succès de Chatterton engage autant qu’il honore : il est à la fois très brillant et très incomplet ; il révèle une rare faculté d’analyse, l’étude délicate