Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/62

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un moment retrouvé la sérénité, si l’on en juge par une lettre où il dit que le souvenir de son ami Delvig, dont il pleurait la perte, était le seul nuage qui vînt alors jeter une ombre sur sa limpide existence. Il offrit sa main à la jeune fille qu’il aimait. Devenu gentilhomme de la chambre et père de famille, le poète vit commencer dans son existence littéraire une période heureuse et féconde. Pendant l’automne de 1831, de nombreux ouvrages attestèrent l’activité constante de l’imagination qui avait créé les Bohémiens. Pouchkine termina d’abord son bizarre poème d’Onéguine. La curiosité de son esprit se partageait à la même époque un peu capricieusement entre les littératures antiques et les littératures étrangères. Parmi les études où se révèle cette double tendance, on remarque l’Hôte de pierre, Mozart et Salieri, le Festin durant la peste, l’Épître à Licinius, la Fête de Bacchus, et un morceau sur André Chénier, avec qui on a voulu lui trouver de l’analogie. Le poète russe n’a cependant de l’antiquité grecque et latine qu’un sentiment assez confus. Pouchkine a beau épuiser les couleurs pour décrire le triomphe de Bacchus, les transports des nymphes échevelées, le bruit des thyrses et des tambours ; il a beau flétrir, dans son Epître à Licinius, la dépravation de Rome : on peut signaler dans ses vers quelques allusions contemporaines à son pays, mais à coup sûr la Grèce et Rome n’ont qu’une faible part à revendiquer dans ses inspirations. Ce n’était guère à la lyre qui avait célébré la Fontaine de Baktchisaraï, à la lyre qui devait célébrer Boris Godounoff et Poltava, d’imiter les accords de Pindare et de Juvénal. Ce poète de race africaine, qui s’épanouissait au milieu d’un peuple slave, connaissait mal et goûtait peu la littérature mesurée et savante des vieilles civilisations latines. Pouchkine partageait d’ailleurs en ceci la prévention de son pays. Les langues et les littératures classiques sont généralement négligées en Russie, malgré les efforts des hommes qui sont à la tête de l’instruction publique. Nous aurions tort, à cet égard, de juger les Russes trop sévèrement et à notre point de vue. Notre civilisation, à nous, est toute latine, nous pouvons même ajouter qu’elle est un peu grecque. C’est de la langue latine que sort notre langue, du droit latin que sort notre droit, des municipes latins que sortent nos communes : il est donc naturel que l’étude de la latinité forme la base de notre éducation ; mais qu’y a-t-il de semblable en Russie ? Ce pays est séparé de l’antiquité classique par plus de huit siècles de mœurs et d’éducation slaves ; sous Pierre Ier, une civilisation nouvelle, d’origine étrangère, lui arriva brusquement, d’abord d’Allemagne, ensuite de France ; en l’acceptant, il accepta les langues française et allemande sans s’inquiéter des influences grecque et latine qu’elles avaient subies. Cela est parfaitement naturel. La seule langue classique des Russes est la langue slavone, c’est la langue de leurs premiers aïeux, la langue de leur culte, la langue d’où celle qu’ils parlent